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La France est un musée national : interview avec Marc Lathuillière

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© Marc Lathuillière

La question de la muséification de la France et de sa représentation est, depuis 2012, au cœur d’un dialogue entre le photographe français Marc Lathuillière et l’écrivain Michel Houellebecq.



► ► ► Cet article fait partie du dossier : MOIS DE LA PHOTO 2014 | #01 : Anonymes et amateurs célèbres


Lors du Mois de la Photo, les deux artistes présentent Produit France, une double exposition à l’image de leur échange : Michel Houellebecq a rédigé un texte accompagnant les images de Marc Lathuillière, et le photographe est le commissaire de l’exposition Before Landing du romancier français.

Depuis 2004, Marc Lathuillière parcourt la France et photographie les clichés nationaux à travers des portraits de français masqués. Sa série Musée National déjoue alors les stéréotypes et la représentation.



© Marc Lathuillière
La société du musée – Jean Lorentz, président, société Schongauer, Musée Unterlinden, Colmar (Haut-Rhin) © Marc Lathuillière, courtesy Galerie Binôme


| Interview par Camille Périssé | Toutes les images : © Marc Lathuillière

OAI13 : Comment votre projet a-t-il rencontré celui de Michel Houellebecq ?

Marc Lathuillière : J’avais lu les deux premiers Houellebecq. Un jour, une amie m’a conseillé La carte et le territoire me disant qu’il y avait des ressemblances troublantes entre mon travail et la manière dont, à travers son récit, il envisage la France. Lors des 40 ans d’ArtPress à la BNF, j’ai assisté à une conférence de Michel Houellebecq où la ressemblance de son propos avec mon travail était encore plus confondante. Dans l’atrium devant l’auditorium, il avait exposé une série de photos sur la France.

Je lui ai demandé s’il voulait bien écrire un texte sur ma série, qui est plus tard devenu la préface du livre. Valérie Fougeirol, la déléguée artistique de la thématique « Anonymes et amateurs célèbres » du Mois de la Photo, a alors suggéré une double exposition entre Michel Houellebecq et moi-même. Ainsi, en réponse à son texte sur mes photos, je suis devenu le commissaire d’une exposition de ses photos. La photographie a longtemps accompagné le travail d’écriture de Michel Houellebecq. Il a un corpus très large dans lequel il a photographié la France mais pas seulement. Before Landing est donc un travail de réorganisation d’un corpus de photographies. Michel Houellebecq pense la question de la désindustrialisation. La muséification est liée à la désindustrialisation : moins il y a d’industrie, plus on rentre dans une économie de service et donc de tourisme.



© Marc Lathuillière
La transhumance – Stéphane Chetrit, éleveur de brebis laitières, Artouste (Pyrénées Atlantiques) © Marc Lathuillière, courtesy Galerie Binôme


Comment êtes vous devenu photographe ?

J’étais journaliste à l’origine et je partais beaucoup en France où à l’étranger, avec des photographes de presse. La manière dont, en réponse aux attentes des médias qui les envoyaient, ces photographes mettaient en boîte le monde, est quelque chose qui très tôt m’a posé un problème. Je voyais très bien que ce n’était pas la réalité que l’on photographiait mais une réalité mise en scène avec des stéréotypes identitaires très forts. Une grosse partie de mon travail est une réinterprétation critique de la photographie journalistique, du reportage de voyage et du reportage documentaire liés au tourisme.

Plus tard,je suis parti travailler pour la radio Coréenne qui a un programme en langue française. En Corée du sud, j’ai eu un choc culturel tellement fort que c’est passé par une première série de photo qui introduisait déjà un objet dans les images pour mettre en doute les stéréotypes. Il s’agissait de voir le hiatus de la représentation d’un peuple par un autre : Comment nous, occidentaux, voyons un peuple asiatique ? Comment eux, croient-ils être perçus ? Et comment veulent-ils être perçus ?

Quand je suis rentré en France en 2004, j’ai eu un choc culturel inversé. La France est à un stade culturel où on fige tout, on gèle tout. J’avais changé et la France était restée la même. Toutes les situations typiquement françaises, me semblaient liées à des référents culturels très anciens qui deviennent comme une espèce de seconde peau que l’on porte sur soi. Cela a une part de fausseté comme un rôle qu’on joue sans trop y croire car le pays ne va pas bien, et on s’habille de ces vêtements culturels pour se sentir mieux dans une France qui va de moins en moins bien. D’où le masque.



© Marc Lathuillière
Sur la plage du Carlton – Christian Toussaint, producteur et Melissa Mourer Ordener, comédienne, Festival de Cannes (Alpes Maritimes) © Marc Lathuillière, courtesy Galerie Binôme


Quel est le rôle de ce masque dans votre série ?

Le masque est une sorte de point constant entre les images, bien qu’il varie énormément selon les lumières, selon les visages, il invite à voir la diversité de ce qui est autour, mais avec un regard douteux.

Je maintiens toujours l’ambiguïté entre le mort et le vif. On remarque sur mes photos l’importance des mouvements, de la pose, que l’on n’aurait certainement pas remarquée s’il y avait le visage. Il y a un côté vivant dans le geste parce que les personnes ont les gestes de leurs métiers, les animaux de leurs fonctions. On rajoute de la vie dans la gestuelle là où le masque en retire. Savoir, dans chaque photo, comment se négocie le rapport entre le mort et le vif ? Est-ce que le masque réussit à tout tuer ou est-ce que du vivant survit ?

Ce que dit cette série pour moi, c’est que l’être, tout en croyant être singulier, est finalement très typé. il y a un certain nombre d’actions qui sont encore guidées par le contexte, la classe sociale… L’individu extrême n’existe pas. On a besoin de jouer un rôle, de se mettre dans des boîtes, on ne peut pas percevoir le monde sans cadre, sans boîte. La photographie est peut-être l’objet le plus radical en cela. On a besoin d’un certain nombre de stéréotypes. Néanmoins la fonction de l’artiste est d’inviter les gens à regarder en dehors de la boîte, de comprendre son mécanisme. Ici, si la boîte c’est la France, le projet est de regarder la France d’un point de vue non français mais tout de même par un Français.



© Marc Lathuillière
La viande de qualité – Alain Daire, Boucher, Cunlhat (Puy-de-Dôme) © Marc Lathuillière, courtesy Galerie Binôme


Pour porter un regard anthropologique sur la France, vous avez donc dû passer par l’étranger ?

C’est très important. Au départ, le projet se nommait « France Face perdue ». La notion de « perdre la face » est vraiment une notion asiatique. C’était une manière de souligner que j’avais un regard « asiatisé » sur la société française. La France a cessé d’être une évidence et je devais prendre la position de l’étranger et me demander ce qui frappe le regard d’un asiatique en France. La première chose qui frappe le regard d’un étranger est le cliché et on a besoin de le reproduire. Quels sont les clichés de la France pour un asiatique ? La seconde chose qui frappe le regard d’un touriste est l’insolite : quelque chose qui est une évidence pour nous, peut sembler délirant pour un asiatique.

Rien n’est absolu dans une culture. Ce qui nous semble pertinent maintenant ne le sera pas forcément dans le futur. Donc ces certitudes culturelles, ces stéréotypes sont nécessairement un peu bidon. La photographie les fige, fige des identités qui dans la réalité sont en perpétuelle mutation.



© Marc Lathuillière
La Bretonne – Cécile Lavanant, statisticienne, Cercle Celtique Korrolerien Laeta, Festival des Genêts d’Or, Bannalec (Finistère) © Marc Lathuillière, courtesy Galerie Binôme


La représentation a-t-elle une réelle influence sur la France en elle-même ?

Absolument. C’est l’enjeu de ma série. La photographie est une mise en réserve dans l’espace et dans le temps. On coupe un bout d’espace, on le cadre et on coupe un moment dans le temps, on arrête un instant.

En France, il y a eu beaucoup de missions pour photographier les monuments historiques avant leur restauration, comme la mission héliographique dirigée par Prosper Mérimée. On a là le parfait exemple de la mise en réserve par la photographie. Aujourd’hui, on a l’impression que c’est tout le pays que l’on veut mettre en réserve : les zones de conservation s’étendent en permanence. Il y a un processus de patrimonialisation. Ceci s’accompagne forcément d’un développement du tourisme. Tout ce qui est mis en image vend. Prenons une photo comme celle sur les vieux gréements. L’homme porte une veste typiquement marine. Il pourrait porter un T-shirt fluo sur son bateau ! Pourquoi fait-on cela ? Parce que c’est joli ? Ou bien parce que l’on sent le regard des touristes qui veulent voir cette France. Incidemment, la patrimonialisation par la photographie nous mène à une muséification de nous-mêmes.


Cette exposition fait partie du MOIS DE LA PHOTO 2014

Plus d’infos :

  • Marc Lathuillière – Musée National
  • Galerie Binôme | 6 novembre 2014 – 20 décembre 2014
  • 19, rue Charlemagne, 75004 Paris
  • Entrée gratuite
  • Un livre a été édité chez La Martinière : Musée national



© Marc Lathuillière
Le compagnon du Tour de France – Yamine Ouarti, apprenti charpentier, Ruvigny (Aube) © Marc Lathuillière, courtesy Galerie Binôme



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3 COMMENTS

  1. […] La question de la muséification de la France et de sa représentation est, depuis 2012, au cœur d’un dialogue entre le photographe français Marc Lathuillière et l’écrivain Michel Houellebecq.Lors du Mois de la Photo, les deux artistes présentent Produit France, une double exposition à l’image de leur échange : Michel Houellebecq a rédigé un texte accompagnant les images de Marc Lathuillière, et le photographe est le commissaire de l’exposition Before Landing du romancier français.  […]

  2. […] Ce que dit cette série pour moi, c’est que l’être, tout en croyant être singulier, est finalement très typé. il y a un certain nombre d’actions qui sont encore guidées par le contexte, la classe sociale… L’individu extrême n’existe pas. On a besoin de jouer un rôle, de se mettre dans des boîtes, on ne peut pas percevoir le monde sans cadre, sans boîte. La photographie est peut-être l’objet le plus radical en cela. On a besoin d’un certains nombres de stéréotypes.  […]

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