Aujourd’hui, l’art brut ne fait plus débat. Il a intégré le champ de l’histoire des arts. Il a sa place dans les musées, certains lui sont même consacrés. Mais, plus que les autres arts, l’art brut reste encore un terrain ouvert, une histoire en construction. Pour se revitaliser, il doit faire surgir de nouveaux artistes, intégrant des médiums et des pratiques nouvelles. Alors, depuis quelques années, la photographie semble de plus en plus faire son entrée dans l’art brut. Coup marketing, accouchement au forceps ou théorie justifiée : peut-on réellement parler de photo brute ?
Le terme d’art brut apparaît en 1945 sous la plume du peintre Jean Dubuffet : à l’origine, il désigne les productions artistiques de personnes qui n’ont pas reçu de culture artistique. Avantage : il désigne de façon plus respectable ce que l’on appelait précédemment l’art des fous. On verra plus loin que le terme et la conception vont évoluer, s’élargir pour englober des démarches artistiques marginales et obsessionnelles, et délaisser le critère trop réducteur de l’absence de culture artistique.
Disons le tout net : pendant des années, le monde de l’art brut n’a eu qu’un seul et unique exemple à brandir pour évoquer un artiste brut appuyant sa pratique sur la photographie. Celui du tchèque Miroslav Tichý. Découvert à la fin des années 90, précisément au moment où il arrête sa pratique photographique. Sur lui, se concentrent presque toutes les caractéristiques permettant de labéliser un artiste comme artiste brut.
Une pratique obsessionnelle : pendant vingt ans, Tichý photographie des femmes à la dérobée. Et, en bon voyeur, surtout leur corps puisqu’il resserre souvent le cadre sur les parties sexuées. Une pratique amateur quasi-artisanale : Tichý bricole son propre appareil photo qui est presque une œuvre en soi. Rapiécé comme un vieux vêtement, pansé comme un grand blessé de guerre, aussi informe et composite qu’un fétiche africain, l’appareil de Tichý contribue grandement à sa mythologie. Mais Tichy assemble aussi son agrandisseur, réalise ses tirages et ses encadrements. Taches, rayures, moisissures, aspect trash, augmentent l’identification à l’art brut. Et bien sûr, sa pratique se déroule à l’écart du monde de l’art, elle ne le vise nullement. Les images ? Parfois indéniablement riches et puissantes (flous sensuels, poses suggestives), d’autres fois un peu plates : c’est plus leur ensemble qui fait œuvre que les qualités individuelles des photos. Tichý, avec sa dégaine, son obsession programmatique, les troubles psychiques que l’on devine derrière, est l’emblème du photographe brut. Problème : il est le seul.
Pourtant des noms d’artistes représentés par les galeries spécialisées dans l’art brut surgissent et posent régulièrement la question : par quel critère un artiste est-il estampillé artiste brut plutôt qu’artiste officiel ? Après tout, Vivian Maier présente pas mal de caractéristiques pour être candidate : œuvre pratiquée en marge de la reconnaissance artistique, obsessions intimes (l’autoportrait), découverte tardive, etc… Seulement voilà : elle n’est pas trash, sa photo est propre, bien léchée, rien d’artisanal dans tout ça. Pour Vivian Maier, le storytelling choisira une autre voie.
Donc, des noms : Albert Moser réalise pendant 25 ans des centaines de photos panoramiques. Il assemble les triages amateurs 10×15 avec des ciseaux, de la colle et du scotch : c’est là qu’est l’art brut. A moins qu’il ne réside dans le fait qu’Albert Moser ait été diagnostiqué autiste. L’idée serait alors étrange : un autiste ne pourrait pas faire un art autre que brut ? A l’ère des logiciels permettant d’assembler les images, Moser aurait peut-être travaillé autrement…
Eugene Von Bruenchenhein réalise des centaines de portraits de sa femme Marie, plus ou moins mise en scène. Visiblement, il l’aimait bien. Il était un peu fou aussi : voyant un signe fort dans la conjonction entre sa naissance et le passage de la comète de Halley, il était persuadé que les dieux lui avaient donné le génie artistique.Une pathologie qu’on retrouve chez des artistes parfaitement sains d’esprit. Et puis, il bénéficie de la reconnaissance d’une star de la photo : Cindy Sherman. Consécration assurée.
Zdenek Kosek a aussi quelques épisodes psychiques difficiles : J’étais le maître du monde et j’avais l’énorme responsabilité de résoudre tous les problèmes de l’humanité. Si je ne les résolvais pas, qui d’autre le ferait ? Ses diagrammes ésotériques dessinés sur des images de magazines pornographiques apparaissent comme des formules destinées à conjurer les menaces de l’Histoire.
Ou encore (et la liste n’est pas close) Horst Ademeit compilant des polaroids griffonés de remarques et mesures scientifiques (?) dénonçant l’influence nocive des rayons froids. De l’art ? Peut-être…
Après tout, qu’une pratique soit obsessionnelle et rejoigne des codes artistiques ne devrait pas suffire à l’intégrer à l’art. De plus,il est certes intéressant que la photographie soit métissée (avec du dessin, de l’écriture), mais cela relève plutôt d’une lecture contemporaine de la photographie. Enfin, que la découverte d’un artiste soit tardive ou posthume fait surtout l’affaire de ceux qui vont exploiter le phénomène. Mais surtout, ces artistes amateurs qui n’ont jamais exposé ni-même pensé à le faire, constituent une matière première totalement malléable pour ceux qui la montrent : certains commissaires et galeristes peuvent plier les œuvres à une présentation et une mise en espace qui va tirer les œuvres du côté de pratiques artistiques contemporaines. Elles semblent même presque les annoncer, comme une avant-garde singulière et méconnue.
En dehors de Tichý, le terme d’art brut appliqué à la photographie semble donc plutôt discutable.La photo brute n’est peut-être qu’une catégorie artificielle, un phénomène inventé de toutes pièces…
Merci à Olga Caldas (Responsable Communication et Partenariats à la Halle Saint-Pierre) pour nos échanges constructifs sur le sujet
Mise à jour – Une petite fiche bricolage en bonus – le 11/03/15 à 09:43
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