A l’opposé d’une image clinquante et tapageuse, de shootings provocateurs ou à gros budget, la photo de mode se réinvente de manière plus subtile mais non moins convaincante en empruntant des démarches liées aux arts plastiques. Rencontre avec trois jeunes créatrices qui revendiquent une approche complètement plasticienne pour traiter vêtements, matières et modèles.
► ► ► Cet article fait parti du dossier : La photographie de mode, un genre à la recherche de ses frontières
Sont-elles photographes ou plasticiennes ? Elles font de la photo de mode, mais parlent du plaisir qu’elles ont à travailler avec leurs mains. Quand on leur demande où situer leur univers, ce ne sont pas des noms de photographes qui leur viennent en premier, mais de peintres ou d’artistes contemporains. Elles mettent leur liberté de créer en avant et rêvent autant d’exposer dans des galeries que d’être publiées dans les magazines. Elles, ce sont Manon Wertenbroek, très remarquée à l’exposition Foam Talent présentée fin 2015 à l’Atelier Néerlandais à Paris, Elena Lebrun et Marie Delagnes, toutes deux finalistes du prix Picto 2015 de la jeune photographie de mode. Nous les avons rencontrées pour évoquer leur pratique et savoir si leur futur pouvait ébaucher de nouvelles voies pour la photo de mode. Interviews croisées et réflexions.
Photographes ou plasticiennes ?
Le savoir-faire de ces trois artistes réside-t-il dans la maîtrise de la lumière ou dans leur capacité à inventer des gestes, une mise en place, un process artistique ? Entrons dans l’atelier pour comprendre un peu mieux les secrets de fabrication.
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Manon Wertenbroek : « Ma particularité, par rapport au milieu de la mode, c’est que je ne réfléchis pas vraiment comme une photographe, mais plutôt comme une plasticienne. Je flirte entre art et mode. Ce que je veux faire, ce n’est pas de la photo, c’est de l’art visuel. »
Tu peux nous en dire plus sur ta méthode de travail ?
« Prenons par exemple un shooting d’accessoire pour Marie-Claire. Je vais longtemps appréhender l’objet avant de savoir ce que je veux faire et étudier ses qualités plastiques et formelles pendant un ou deux jours. Puis je vais faire des croquis, chercher dans la peinture du XXème siècle (Picasso, Degas, Gauguin) des sources d’inspiration, des échos de formes ou de couleurs. Après, je fais le display (le décor- ndlr) en 3D, je choisis le point de vue, et je le shoote à l’i-phone pour garder une trace de cette phase de préparation, qui sera ensuite peaufinée pour la photo finale. »
Tu fais tout ce display de tes mains et pourtant tu dis que tu ne sais pas peindre…
« Mais oui, c’est vrai ! Et ne savoir ni peindre ni dessiner, c’est quelque chose qui me frustre terriblement. Alors voilà : construire de mes mains le display en 3D pour l’aplatir ensuite par la photo, c’est ce qui me rapproche le plus de la peinture. »
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Marie Delagnes ne dit pas autre chose quand elle affirme qu’il lui est nécessaire de créer des choses avec ses mains, que ce soient des meubles ou des décors. « Je suis très manuelle, j’ai besoin de fabriquer des choses avec mes mains, même si je ne pratique ni le dessin ni la peinture ». Ce qui peut aussi relier ces trois photographes à des pratiques d’artistes plasticiens, c’est la conception de projets en plusieurs temps.
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Parlons de la série intitulée Bloom
Marie Delagnes : « D’abord, j’ai constitué un herbier, trois mois avant, petit à petit ; j’avais déjà l’idée des photos et de la technique finale, même si je n’avais pas fait d’essai préalable. Puis la phase de shooting (une-demi journée). Ensuite j’ai fait des tirages et pendant 3 jours, j’ai essayé différentes dispositions de fleurs séchées sur les tirages, que j’ai ensuite rephotographiées. »
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Une démarche pensée bien en amont, des délais qui échappent à ceux de la commande, un processus très méthodique.
Et que dire alors de la pratique d’Elena Lebrun ? Des photos salies de coulées de peinture ou griffées.
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La série avec l’Atelier Chardon Savard surprend pour une série de mode ? Tu la penses comment ?
Elena Lebrun : « Au moment du shooting, il y a juste la styliste, le modèle, la maquilleuse et moi. L’éclairage est très simple. Et à ce moment-là, je n’ai aucune idée du geste pictural que je vais réaliser ensuite. Pour cette série, j’ai étalé de l’eau sur les tirages et j’ai gratté la gélatine avec mes ongles. »
C’est un geste réfléchi ou furieux ?
« C’est très bref. J’attaque et je vais jusqu’au bout (en riant, elle montre ses ongles érodés) ! Ce qui m’intéresse, c’est le médium, la surprise de ce qui apparaît sur le papier. »
Ton travail est presque un peu sale, ce n’est pas un frein pour la mode ?
« Si, certainement, je sais que mon travail peut déranger. Et puis, il peut aussi aller à l’encontre de ce qui a été fait en amont en termes de lumière et de maquillage. Il faut trouver les stylistes qui ont envie de ce type d’approche. »
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On voit que toutes trois ont en commun un côté « bricoleuses » qui peut sembler en contradiction avec l’univers léché de la mode. Et qui semble faire l’économie des outils de retouche.
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Vous vous servez beaucoup du numérique ? Marie, dans Bloom, il y a beaucoup de retouche ?
Marie Delagnes : « Quasiment pas, le geste est très simple, les fleurs séchées sont posées à même le tirage. J’avais anticipé le résultat au moment des prises de vue pour qu’il se marie avec les teintes des fleurs. »
Elena Lebrun : « Aucune retouche ! Si je travaille comme ça, c’est parce que j’en ai marre de ces photos photoshopées. Je fonctionne avec mes émotions au moment du geste. »
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Quant à Manon Wertenbroek, elle insistera sur l’outil numérique comme un outil de finalisation (d’ailleurs pris en charge par ses assistants) servant seulement à coller à sa vision préalable.
Des photos qui mettent en valeur le vêtement ou l’accessoire ?
Alors certes, nous avons là des photographes ayant une forte identité. Si forte même, qu’elle pourrait finir par prendre la pas sur les vêtements ou les objets qui sont censés être mis en valeur à travers la photo. N’est-ce pas une source de tension potentielle par rapport à la commande ?
Il faut d’abord noter que, si elles sont encore jeunes, nos trois photographes ont un statut différent dans le milieu de la mode. Si Elena Lebrun cherche des collaborations avec des stylistes tout juste sortis de l’école afin de parfaire son book, Marie Delagnes a réalisé plusieurs projets, tandis que Manon Wertenbroek répond déjà à de nombreuses commandes. On comprend donc aisément que leurs contraintes ne sont pas les mêmes. Pourtant, toutes trois insistent sur la liberté qui leur est nécessaire : « Je ne changerai pas », est l’expression qui est venue dans chacune des trois conversations.
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Manon Wertenbroek : « Je crois qu’on vient me chercher parce que j’ai un univers personnel, très abstrait. C’est mon univers qui commande. Mais je respecte complètement le vêtement, on voit bien l’accessoire, il n’est jamais coupé. »
Est-ce que le styliste ou le set-designer viennent au shooting pour contrôler ce que tu fais ?
« Haha. Non, ils sont venus une fois et ils ont trop flippé ! Quand ils voient à quel point c’est artisanal, ils ne peuvent pas imaginer le résultat final, alors… ils préfèrent ne plus venir. »
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Elena Lebrun, elle, a des doutes sur le fait que son travail plaise au monde de la mode. Nous avons demandé à Nathalie Marchetti, rédactrice en chef photo de L’Express Styles de jeter un œil sur le portfolio d’Elena.
Nathalie Marchetti : « Pour moi, c’est une série de mode hors conventions. On voit les vêtements, ça raconte un univers… C’est une série de mode qui pourrait être tout à fait exploitée dans un magazine de mode. Mais peut-être pas dans n’importe lequel : plutôt sur un support un peu alternatif. Il y a de grandes marques aujourd’hui qui s’intéressent à ce genre de re-travail sur l’image : effets spéciaux, collages, etc. Et d’ailleurs, cela se fait de plus en plus. «
Marie Delagnes apportera un autre éclairage sur cette question :
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« En photo de mode, il faut bien distinguer les photos du lookbook (le catalogue des produits de la collection- ndlr), destiné à mettre en valeur le vêtement, sa forme et sa matière, de la campagne qui, elle, crée un univers pour la collection. Une approche qui montre moins le vêtement ne serait pas possible pour le lookbook. Pour la campagne, on peut se permettre d’autres choses parce que la demande est moins fonctionnelle. »
Dans ta série Bloom le vêtement est flou, on le distingue peu. Pourtant l’atmosphère est forte. Tu as eu quels retours ?
« On m’a dit que c’était trop sombre. Et on m’avait dit la même chose pour la série Birdies quand j’ai cherché à faire publier dans la presse : il aurait fallu que les photos avec des enfants soient plus « lumineuses »… »
Bloom n’est donc pas un travail de commande ?
« Non, c’est une série personnelle. »
C’est-à-dire ?
« C’est une série à mon initiative : cela permet de développer ma création de A à Z et viendra enrichir mon book. C’est très épanouissant et ça aide à progresser, dans la mise en place de son univers, dans le travail avec les modèles. Mais c’est aussi un investissement personnel puisque je rémunère toujours mes modèles. »
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Comment expliquer l’apparition de ces démarches dans la photo de mode ?
Une hypothèse est avancée par Marie Delagnes : « cela vient peut-être du fait que les photographes viennent de formations très différentes, moins calibrées (écoles des Beaux-Arts, arts appliqués) et pas seulement de celles préparant aux métiers de la mode. »
Alors, même si, comme dirait Manon Wertenbroek : « la frontière entre photo d’art et photo de mode est très mince », on peut aussi rester prudent et s’interroger sur cette photo de mode plasticienne. Elle plaît parce qu’elle apporte l’audace du geste artistique dans une photo de mode toujours en quête de renouvellement ; et à l’inverse, on constate que l’efficacité avec laquelle la mode sait créer des atmosphères imprègne de plus en plus certaines pratiques d’art contemporain. À cheval sur ces deux mondes, la photo de mode plasticienne pourrait alors surtout être une bête de prix photo (prix Picto, Bourse du Talent). Passé ce cap, elle pourrait alors avoir plus de mal à séduire les marques et à générer des commandes. Les gestes, les expérimentations et la quête artistique sauront-ils s’affranchir des compromis ?
Sites web : Marie Delagnes, Elena Lebrun, Manon Wertenbroek