On croyait en avoir fini avec la mort en photographie mais voilà que le sujet bouge encore. Et comme on pressent qu’il n’a pas tout dit, on ne va pas le lâcher. D’ailleurs, on a même convoqué un témoin qui, lui, a tout vu. Plongée dans les entrailles des morgues de Mexico City avec le photographe Sébastien Van Malleghem.
Cette article est construit en écho avec : « Comment montrer la mort en photographie ? »
On regarde des photos pour aller vers la vie. Pour qu’elle vienne à soi, d’ailleurs, de partout, des endroits les plus inaccessibles. Mais à force de vivre dans les images, la vie finit par se dérober. Par être recouverte par ces images. Alors, une parole va déchirer tout ça et restituer aux photos leur poids de sang, de merde et de larmes. Parce que la mort, c’est ça. Et c’est à ça que Sébastien Van Malleghem s’est confronté.
On ouvre le micro.
Sébastien Van Malleghem : Moi, je suis d’abord un photographe, et pas un artiste, loin de là. Un photographe qui traite de sujets difficiles, mais toujours humains (prisons, police). Mes débouchés, aujourd’hui, ce sont essentiellement la presse et l’édition.
OAI13 : Et tu t’es intéressé à la mort, mais pas n’importe où…
Dans une des plus grandes villes au monde, Mexico City [22 millions d’habitants, NDLR]. Une estimation donne un chiffre de 450 morts par jour à Mexico. Je me suis demandé comment on gérait ce flux de décès au quotidien. A quoi pouvait ressembler le marché de la mort dans une ville aussi énorme ? De quelle manière on traitait les corps, est-ce que celle-ci était plus « industrialisé » qu’ailleurs ?
« Certains corps sont vraiment durs à regarder […] Et ton appareil photo est là comme une sorte de talisman, il te protège. Tout ce que tu vois, tu le vois dans ce petit rectangle du viseur. Alors ça t’impacte moins. »
Un sujet facile à approcher ?
Non bien sûr, d’autant plus que je ne parle pas très bien l’espagnol. Pour la première fois de ma vie, j’ai travaillé avec un fixeur (recruté via Facebook). C’est lui qui a contacté les morgues, qui a obtenu les autorisations de photographier, et qui négociait avec les institutions ou expliquait ma démarche aux familles quand c’était nécessaire. Il m’a accompagné sur toute la semaine de préparation et était avec moi à chaque moment des quatorze jours (et nuits) de prise de vues.
Photographier la mort, c’est un sujet comme un autre ?
Bon d’abord, la mort et le Mexique, c’est un peu un cliché. Il y a plein de photos de la Fête des Morts, les squelettes, les masques, les lumières sur les tombes, le folklore. C’est tout ce que je voulais éviter. Ce que je voulais, c’était voir des vrais corps, discuter avec des embaumeurs. Pouvoir montrer le cheminement, ce qui arrive au corps à partir du moment où on meurt. Montrer aussi quelque chose de très physique : un corps, c’est lourd, il faut le soulever, le nettoyer, parfois le « réparer », le préparer.
On peut se protéger tout en prenant des photos ?
Au début, j’avais une certaine appréhension. Prendre ces photos à la morgue, c’était comme aller sous l’eau. Certains corps sont vraiment durs à regarder, tu ressens une grosse pression. Et puis, à certains moments, l’odeur est très forte, il faut parfois travailler avec un masque. Alors, tu fais des breaks, tu sors régulièrement. Tu discutes avec les embaumeurs aussi, ils te racontent leur vie (à Mexico, nettoyer un corps rapporte quatre euros). Et ton appareil photo est là comme une sorte de talisman, il te protège. Tout ce que tu vois, tu le vois dans ce petit rectangle du viseur. Alors ça t’impacte moins.
Est-ce qu’en faisant les images, tu avais une idée de là où tu voulais aller, de l’esthétique que prendraient tes photos ?
Je crois que, par moments, je n’avais pas la force intellectuelle d’aller chercher un angle. Je voulais juste montrer le fil rouge de ce qui arrive au corps. Séparé en deux parties : d’abord, le travail des embaumeurs, puis ce qui se passe dans les cimetières, qui sont des lieux gigantesques. Il faut se déplacer dedans en voiture ou en bus. Le nombre de tombes est incalculable, l’administration est incapable de te dire combien il y en a. Il y a différents secteurs dont un qui est entièrement réservé aux tombes d’enfants. La végétation envahit les parcelles, il n’y a rien d’entretenu. C’est incroyablement beau et romantique en même temps. Dans un des cimetières, il y a même une décharge énorme en plein milieu.
Il y a une photo dans un cimetière où tu es très près du fossoyeur. Comment la famille a-t-elle vécu ça ?
Luis, mon fixeur, leur parlait d’abord et traduisait. Je leur expliquais que ça me touchait beaucoup de voir toute cette ferveur. Des bus entiers affrétés pour que les familles puissent venir rendre hommage au défunt, et que j’avais envie de témoigner de ça. Dans ces moments-là, je travaille avec un petit boîtier, un Nikon One, qui me permet de rester discret. Quand je prends cette photo avec la corde, je marche entre des trous pré-creusés. Ça te met dans un état très particulier. Il y a eu des moments super-forts où je n’ai pas pu retenir mes larmes.
Quand tu travailles, tu as des références en tête ?
Pas trop, j’avais vu surtout vu les photos de Stanley Greene (Black Passport) et j’ai aussi un livre de Bastienne Schmidt (Vivir la Muerte). De manière générale, je ne veux pas trop être influencé. Mais tu vois, un soir, à la morgue, je me souviens avoir pensé très fortement à Dirk Braeckmann : il ne photographie pas directement la mort, mais ses photos, pour moi, sont très funèbres. Même quand c’est un nu, ça parle de la mort. Je photographiais dans cet esprit-là.
J’aimerais bien qu’on discute d’autres approches photographiques sur ce sujet de la mort, notamment de celles analysées la semaine dernière.
J’ai surtout été frappé par Andres Serrano, très puissant. Lui, il traite le sujet en artiste, avec des références à l’histoire de l’art.
Mais ce n’est pas de l’esthétisation pure, il s’appuie sur les stigmates pour parler des corps. Pour les autres, j’ai senti parfois un peu d’angélisme, voire même d’intellectualisme, comme si on voulait montrer une mort un peu « proprette ». Dans notre culture, on cherche à évacuer la mort. Alors la photo évite d’être trop directe, elle fait des sous-entendus, pour que la pilule passe un peu plus facilement… C’est comme si, devant les choses les plus dures, on mettait des « filtres esthétiques ».
On pourrait dire ça de tes photos en noir et blanc, non ?
Oui, c’est vrai, c’est aussi une forme de filtre. Pourtant, pour moi, c’était toujours du réel, direct, frontal. Je n’ai jamais vu une forme de beauté dans ce que je photographiais.
On regarde ensemble le travail de Patrik Budenz :
C’est très fort, esthétique sans jamais tomber dans la mièvrerie. Il n’esquive rien. La couleur est très réaliste. Ce doigt, ça dit tout et en même temps, ça fait référence au doigt de Dieu dans le plafond de la chapelle Sixtine…
Et celui de Anselm Kissel :
C’est bon aussi, focalisé sur les fossoyeurs. Certaines photos font penser à une fiction, on les dirait sorties d’un film. Avec une pointe d’humour.
Pour terminer, je voudrais te parler de la photo de la crémation dans le four. On voit la même scène chez Cathrine Ertmann et chez Patrik Budenz, mais dans la tienne, il y a une petite différence…
Oui parce leurs photos sont faites à travers l’œilleton, alors que là, la porte du four est ouverte. Le four dégage une telle chaleur et tant de fumée pour les maisons mitoyennes de la morgue, qu’on ouvre de temps à autre la porte du four pour le refroidir.
Une photo difficile à soutenir ?
Non pas particulièrement, il y a dans le feu une forme de transcendance : partir dans les flammes. C’était surtout impressionnant. Tu sais, des photos dures, il y en a eu. Et quand tu bosses sur un sujet comme ça, à un moment, tu ne sais plus juger et regarder ce que tu fais. Pendant le séjour, j’ai eu besoin d’envoyer mes images à deux personnes que je connaissais, pour qu’elles me confirment que j’étais sur une bonne voie. Avoir un feedback. Elles m’ont rassuré. J’ai continué, en essayant de garder la tête froide.