La semaine professionnelle des Rencontres internationales d’Arles est terminée. Lunettes noires sur yeux cernés, les festivaliers parisiens ont repris le train et la plupart des expositions du Off ont fermé leur porte. C’est le cas de Famille (Familie, Familly), qui était organisée par ParisBerlin>fotogroup à l’Atelier Galerie. Ce collectif de photographes allemands et français a invité le collectif belge Caravane et le collectif allemand Neunplus à participer à cette thématique qui en appelle à la sphère intime des artistes. Parmi la petite vingtaine de travaux exposés, voici ceux de Caravane, d’Albin Millot et d’Andreas B. Krueger. Famille (Familie, Familly) sera à Bruxelles fin août, puis à Paris mi-novembre, à la galerie Vincenz Sala.
Caravane : Anne-Sophie Costenoble, Laure Geerts, Marie Ozanne, Stéphanie Pety de Thozée, Anne Ransquin
Ce sont les cinq membres féminins du collectif belge Caravane qui ont répondu à l’appel de ParisBerlin>fotogroup. Installations, vidéo, livre, leur support diffèrent autant que leur écriture et leur propos.
Commençons par Anne-Sophie Costenoble. Sur le mur, 14 tirages noir et blanc à dominante sombre rythmés par du texte. Troubles 21:09 et Troubles 23:19 peuvent être pris comme des haïkus qui, ensemble, composeraient un poème plus long. « Souvenirs qui égratignent ou histoires gardées du fond du cœur », les images perdent délibérément le spectateur en route, alternent familiarité et étrangeté, et laissent à chacun sa lecture, globale ou en pointillés. S’éloignant de la série, Anne-Sophie Costenoble recompose sans cesse son travail, partant de l’un pour en réaliser un autre, comme une suite de cadavres exquis. Et cette écriture reflète son rapport à la famille, qu’elle a nombreuse : grâce à la photographie, elle s’en isole. Ce sont ces moments de solitude qu’elle livre ici, dans une très grande liberté.
© Anne-Sophie Costenoble
En face, on pouvait voir le travail de Marie Ozanne, Fonds de tiroir. Sur des étagères, des petites boîtes. Dans les petites boîtes, des photos d’allure familière, et pour cause : nous en avons tous vues dans nos albums de famille, ces vieilles images en noir et blanc d’arrière-grands-parents posant, raides et endimanchés, dans un décor aussi figés qu’eux. C’est cette représentation qui a intéressée Marie Ozanne, en lien avec une démarche très personnelle. Le fonds de tiroir en question est une boîte de négatifs jamais tirés que lui avait confié sa grand-mère. Enfant non désirée, celle-ci a grandi à la campagne, loin de l’amour de ses parents, qui ne l’ont fait revenir que pour travailler dans le café familial, en banlieue parisienne. « L’appel de ParisBerlin a été pour chacune de nous l’occasion de s’éloigner de notre travail habituel, le documentaire, et de raconter notre histoire. Pour moi, ça a été aussi le moment de reprendre contact avec l’argentique. En allant chercher ces négatifs au fond de mon placard, j’ai voulu rendre hommage à ma grand-mère, décédée il y a un an, mais aussi montrer la face cachée de ces photographies de famille qui, parfois, dissimulent une autre réalité. »
© Marie Ozanne
Dans son installation figurent aussi les photos ratées, floues, moins flatteuses, celles qu’on n’a pas sélectionnées pour l’album de famille mais qui, pour la photographe, reflètent la vraie vie de sa grand-mère. L’une d’elles montrent le bras qui tient la toute petite fille juste avant la photo « officielle », celle du bébé triomphant qu’elle n’a jamais été dans sa propre famille.
L’approche de l’artiste se décèle dans moult détails : la finesse du papier sur lequel sont collées les photographies, les fragiles morceaux de dentelle ancienne qui parsèment les étagères, le calque sur lequel a été imprimé une image grandeur nature de son arrière-grand-mère : Fonds de tiroir est un travail qui a demandé de la délicatesse, au niveau de la réflexion comme de la matière.
A l’étage d’en dessous étaient exposés Belle époque, de Stéphanie Pety de Thozée, et Photographe célibataire cherche modèle pour expo temporaire ou collection permanente, une vidéo de Laure Geerts : deux approches de la famille totalement différentes, placées sous le signe de l’humour et de la dérision.
© Stéphanie Pety de Thozée
Comme son nom de famille le laisse penser, Stéphanie Pety de Thozée est issue de l’aristocratie belge, un monde pétri de codes et de conventions avec lequel elle a pris de la distance. Mais une distance relative, finalement. Car lorsqu’elle a souhaité entreprendre un travail sur cet environnement, la photographe s’est trouvée face à des blocages énormes. « La proposition de ParisBerlin m’a permis de trouver une brèche pour commencer. Et j’ai choisi la parodie, en m’inspirant des imposants tableaux qui, dans leur cadre, ornent les lambris des demeures familiales. »
Pour Belle époque, Stéphanie Pety de Thozée a demandé à ses proches de poser dans le décor et les tenues de leur choix. Et c’est le portrait de la famille de sa sœur qui l’a convaincue qu’elle était sur la bonne voie : sa simplicité montre que sous le cadre ovale symbolisant ce milieu peuvent exister des modes de vie bien différents. Belle époque témoigne ainsi de la liberté que l’on peut prendre par rapport à sa famille… ou non. « L’un de mes frères mène une vie on ne peut plus classique, avec des enfants qui répondent complètement aux codes du milieu. L’autre vit dans une yourte dans les Pyrénées. » Une diversité sans doute rassurante pour la photographe qui, par ce travail, s’est réconciliée avec ce milieu. En outre, les séances lui ont permis de se rapprocher de membres de la famille qu’elle n’entrevoyait qu’aux grandes occasions, une ou deux fois par an. Enfin et surtout, ce projet lui a donné envie d’aller plus loin, de remonter son histoire en se rendant sur les lieux de son enfance. Un travail à long terme, à suivre donc…
L’autre fille a suivre dans son propre projet est Laure Geerts… Le pitch ? Soit une jeune et jolie photographe résidant seule à Bruxelles. Soit un site de rencontres. Soit un pseudo, Lou, et une une accroche, très simple : « Photographe célibataire cherche modèle pour expo temporaire ou collection permanente. » Le résultat ? Une vidéo en stop motion racontant avec un humour rafraîchissant l’histoire de ces rendez-vous avec des jeunes hommes au profil différent mais qui tous ont accepté le marché : que Laure se rende chez eux pour photographier la rencontre.
« Quand nous avons reçu le projet de ParisBerlin, je vivais déjà seule depuis assez longtemps et je me disais que moi, de famille, je n’en aurai jamais. J’ai voulu traiter le sujet avec humour et prendre le contrepied de la thématique. Cela a coïncidé avec une envie de me mettre en scène. » À la manière d’un film muet, on suit la jeune femme en ces différentes compagnies. Sous nos yeux, elle dîne, prend un cours de guitare, danse un rock ou… se laisse embrasser. En filigrane des scènes apparaît son enthousiasme ou… son ennui. « Le projet a opéré comme un filtre : je ne prenais rendez-vous qu’avec ceux qui acceptaient de se laisser photographier et je refusais d’autres profils qui m’auraient intéressée mais qui ne voulaient pas jouer le jeu. » La photographie a bien sûr influencé l’évolution de certaines relations… dont certaines se sont arrêtées parce que le medium était trop présent. Ce n’a pas été le cas pour toutes… Mais on vous laisse découvrir, pour ceux qui pourront la voir à Bruxelles ou à Paris, la fin de cette aventure. « Il était une fois une jeune photographe qui… »
© Laure Geerts
Au rez-de-chaussée de l’Atelier galerie, sous un grand tirage en noir et blanc dont le titre est Miramar, un livre. À côté, les gants blancs que l’on enfile pour manipuler les tirages. Collige rosas/Cueille les roses, d’Anne Ransquin, se découvre avec précaution. Exemplaire unique relié à la main, il raconte une toute autre histoire., celle d’une jeune femme qui a rencontré l’amour en la personne d’un artiste cubain. Les pages se tournent, doucement. Des instants de bonheur, des moments d’attente face à l’océan qui séparait Anne Ransquin de celui qui est devenu son mari, retenu dans son pays en attente de ses papiers pour émigrer en Europe. Et puis l’histoire bascule. La photographe est diagnostiquée d’un cancer en phase 3. La veille de son opération, son mari la rejoint. Quelques semaines plus tard, elle apprend qu’elle est enceinte.
L’appel de ParisBerlin arrive à ce moment-là, et Anne continue de photographier. Malgré les risques, elle décide de garder l’enfant. Cinq mois plus tard, l’histoire bascule à nouveau, elle fait une récidive. Si elle garde l’enfant, sa vie est en danger. Elle accouche d’un bébé mort. Une semaine après un examen nucléaire révèle une aggravation de son état de santé. Selon les médecins, elle n’a plus que quelques mois à vivre.
© Anne Ransquin
J’écoute Anne Ransquin me raconter son histoire, un matin ensoleillé de juillet en Arles. Un an est passé depuis son accouchement. Elle est paisible, lumineuse. Ce qu’elle a vécu, d’autres l’ont vécu avant elle. Ce calvaire, elle l’a photographié sans le dire aux autres membres du collectif. « J’avais commencé, je voulais finir. Comme je n’ai pas subi de métamorphose physique spectaculaire, j’ai choisi de raconter l’intérieur : la joie du début, l’attente, la maladie, l’enfant que je n’ai pas eu. Ce n’est pas un travail sur la famille dans le sens premier du terme, mais sur celle qui m’a entourée et sans laquelle je n’aurai jamais eu la force de continuer : les proches, les amis. » Quand elle dévoile enfin les images à son entourage, l’histoire bascule à nouveau, mais dans le bon sens cette fois. « Mon mari a obtenu ses papiers, nous nous sommes sortis d’une situation financière difficile, j’ai fait appel à des thérapies alternatives et je suis encore en vie. Ce projet m’a permis de relier les images entre elles, de dessiner une chronologie douce d’événements violents. Ce sont des images-stigmates, des images-fétiches, des images-miroir… »
Ce sont des images d’un noir et blanc très contrasté, des images oniriques qui racontent cette traversée avec une grande pudeur. Les légendes, petites phrases poétiques, guident, suggèrent une piste qu’il appartient à chacun de suivre. L’ensemble, d’une grande qualité artistique, touche au cœur.
Tranquillement, Anne me dit qu’elle profite de chaque instant, qu’elle cueille chaque rose que la vie lui offre. La dernière photographie de son livre est légendée Le fol espoir.
© Anne Ransquin
Albin Millot
Photographe français indépendant ayant rejoint récemment le groupe ParisBerlin, Albin Millot présente ici Deliquescences, un travail en cours. Une dizaine de tirages couleur court sur le mur… Courir, un verbe qui sied bien, tant on a l’impression d’un regard furtif, voire fugitif sur ces paysages urbains. Sombres, floues, les images expriment bien le retour sur soi qu’a amorcé le photographe en répondant à l’appel du collectif. « Ce travail, j’y réfléchissais depuis longtemps, non seulement photographiquement mais aussi sur un plan personnel. Je remonte le temps dans mes souvenirs de famille à travers les lieux où j’ai grandi. »
© Albin Millot
Car des souvenirs de moments avec ses proches, Albin Millot n’en a pas. Pour cette première phase du projet, il est retourné à Montlhéry, dernier lieu où la famille était réunie : son père, sa mère, son frère et lui. Ensuite, elle a volé en éclat. Il a arpenté les rues et capté, au sténopé, les contours imprécis de sa mémoire. « J’utilise le sténopé pour mes travaux personnels, qui touchent à l’intime. L’esthétique très dense qu’il offre correspond pour moi à l’idée d’inconscient, d’incursion au fond de soi. Quand je photographie au sténopé, je le tiens contre ma poitrine, on respire ensemble et il prend son autonomie, comme un cerveau débranché capteur de photons, de lumière, mais aussi de sensations qui, ensuite, ressortent sur le papier. »
Dans cette série de photographies sur le thème de la famille, donc, pas d’humains. Seule silhouette présente, celle d’un écolier que le photographe a croisé en refaisant, justement, le chemin qui le menait à l’époque à l’école. Peut-être l’amorce de souvenirs enfin incarnés ? Ce qui est sûr, c’est qu’Albin Millot va poursuivre le projet, en remontant de plus en plus loin sur les lieux de son enfance. On attend donc la suite avec impatience…
Andreas B. Krueger
L’installation du photographe allemand Andreas B. Krueger, membre de ParisBerlin, s’appelle Je ne connais pas leur nom et fait 1,50 x 1,50 m. Au mur, des images, des objets, des mots qui dessinent une histoire familiale fictive. Car pour le photographe, la représentation de l’histoire d’une famille reste parcellaire : chacun en a conservé, matériellement ou en mémoire, des bribes, des extraits, mais personne ne peut la reconstituer entièrement. C’est en tentant de bâtir un récit sur sa propre histoire qu’Andreas B. Krueger a pris conscience de tout ce qui lui échappait. Et c’est sur cette trame qu’il a imaginé ce patrimoine familial qui, dans un sens, pourrait appartenir à tout le monde.
Photographies, appareils photo, photographies de photographies… Cette mise en abyme pose la question de la transmission, d’objets sentimentalement précieux et du risque de les perdre, de l’héritage. Les mots, eux, sont là pour faire le lien et donner du sens. « C’est en parlant, en dévoilant les événements et les moments derrière ces images qu’une histoire familiale se crée. »
Parallèlement à cette installation, un fanzine de 64 pages a été édité à 100 exemplaires numérotés.
© Andreas B. Krueger
Famille, familles
Dans cette exposition collective, chacun de ces artistes donne à voir l’univers dont il ou elle est issu(e). Par la forme, la composition, le choix du papier, de la technique, chaque installation offre également matière à réflexion pour le visiteur. Bien sûr, le thème de la famille ouvre sur d’autres, fondamentaux : les origines, l’identité, l’héritage, la transmission… Parce qu’ils reflètent leur auteur dans leur existence même, ces travaux font écho à celui qui les regarde et pose immédiatement la question de sa propre situation par rapport à sa famille. Que savons-nous, de quoi avons-nous hérité, qu’est-ce que nous avons rejeté, qu’allons-nous donner à notre tour ? Mais plus encore, pour bon nombre des photographes présentés ci-dessus, la recherche ne fait que commencer. L’appel de ParisBerlin fotogroup a bien souvent fait office de déclencheur d’un projet qu’ils avaient en tête depuis longtemps. La plupart souhaite poursuivre ce voyage intérieur, se confronter à cet environnement complexe et incontournable. On ne peut que leur souhaiter bonne route.
Famille (Famille, Familly), ParisBerlin fotogroup.
L’exposition sera fin août à Bruxelles,
et du 16 novembre au 7 décembre à la galerie Vincenz Sala,
52 rue de Notre-Dame-de-Nazareth, Paris 3e.
www.fotoparisberlin.com
www.collectif-caravane.com
www.neunplus.com
Merci pour ce passionnant itinéraire de vos familles composées ou recomposées à souhait.
Bravo!
Bénédicte
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