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Pour la deuxième année consécutive, OAI13 est partenaire du prix Lucas Dolega qui soutient un photojournaliste freelance dans sa forte implication sur le terrain. Pour cette cinquième édition, le jury a choisi de distinguer le projet « Iran, multi piece identity » du photographe iranien Hashem Shakeri. C’est par caméras interposées que j’ai rencontré le jeune lauréat. Chacune de ses photos trahit son engagement profond, et non sans risques, pour la défense des libertés au sein de son pays.
| Toutes les photographies © Hashem Shakeri. Avec l’aimable autorisation de l’association Lucas Dolega et de l’artiste.
« Dans notre société, un jour tu dois rire, un jour tu dois pleurer. Un jour, tu dois être heureux, l’autre jour, tu dois être triste. Tout est décidé pour toi et tu ne peux agir ou choisir librement. »– Hashem Shakeri
Les images prises par ce jeune photographe iranien de 27 ans semblent raconter de multiples histoires juxtaposées. Mais à y regarder de plus près, toutes sont, à leur façon, aux prises avec la même réalité : celle d’individus qui, après la révolution de 1979 et l’instauration de la République Islamique, se sont vus contraints d’adopter un mode de vie et de pensée unique. Pour ne citer que quelques exemples : hijab obligatoire pour les femmes, interdiction de l’alcool et censure des réseaux sociaux. « Iran, identité multi-pièces » raconte l’histoire d’une identité qui, à défaut de pouvoir porter les couleurs des multiples individualités qui composent la société iranienne, finit peu à peu par s’étioler et se fragmenter.
J’ai skypé Hashem un mardi après-midi. Moi à Paris, lui à Téhéran, il me dit « bonsoir ». Il est 19h45 en Iran. Une heure durant, il m’a raconté, avec l’aide d’une femme traduisant chacune de ses paroles en anglais, son travail, l’histoire des personnes qui habitent ses images faute de pouvoir être pleinement elles-mêmes.
Tout commence alors que ma connexion Skype saute, et que les micros saturent à moitié.
Bonjour Hashem. Félicitations pour le prix. Pour commencer, j’aimerais savoir pourquoi et comment tu as commencé à photographier ce que tu appelles « l’identité iranienne fragmentée » ?
D’accord. Ce projet à débuté il y a cinq ans. Je voulais travailler sur l’influence du pouvoir en Iran. C’était en 2008, un an avant les élections présidentielles et j’ai vu les illusions qui berçaient les gens et leur espoir de changement. J’ai perçu de nombreuses interrogations à ce moment là, sur la manière dont les iraniens cherchaient à définir leur identité. En tant que membre d’une communauté de jeunes artistes iraniens, j’ai senti, tout comme les autres, cet espoir. Ça m’a interpellé, et m’a rendu plus attentif à cette problématique.
J’ai alors eu envie de retranscrire cette réflexion et toutes ces choses afin de clarifier ma pensée. Vous savez, dans la mesure où l’Iran est une société paradoxale, j’y reviendrai plus loin, je sens que je ne peux pas y progresser. La modernisation touche certes cette société, mais il y a toujours beaucoup de pression à l’égard des personnes. Dans mon pays, il n’y a qu’une manière de vivre possible, qu’une manière d’être.
Ok. Et, selon toi, quelles sont les mesures prises par le gouvernement iranien pour décourager l’expression de formes identitaires autres que celle qu’il impose, et quelles en sont leurs conséquences ?
Dans notre société, selon les évènements publiques ou politiques, un jour tu dois rire, un jour tu dois pleurer. Un jour, tu dois être heureux, l’autre jour, tu dois être triste. Tout est décidé pour toi et tu ne peux agir ou choisir librement. Ce gouvernement te force à croire ce que tu ne peux pas accepter et que tu ne veux d’ailleurs pas accepter. Un jour, ils te demandent de faire certaines choses et le suivant, ils t’enjoignent à en faire d’autres. Or, quand le gouvernement te demande de cacher tes croyances et tes idées, tu ne peux pas te trouver toi-même, en tant que personne, correctement. Tu ne peux pas avoir de personnalité. Quand ils s’accaparent ton individualité, tu n’es plus en mesure de faire correctement des choix car tu n’as aucune idée précise sur rien et tu finis par renoncer à ton propre chemin.
D’après le gouvernement, il n’y a qu’une manière d’être dans cette société et c’est pourquoi les gens perdent leur identité, leurs idées propres. Ça me donne l’impression que l’avenir des Iraniens est comme mis en pause, car on ne peut pas vraiment faire de choix si on est pas soi-même.
(Hashem, en arrière plan de ma caméra, accompagne chacune de ses paroles de gestes qui engagent sa personne toute entière : ce travail, ce n’est pas seulement celui d’un jeune photographe qui cherche à faire ses preuves, c’est aussi, et surtout, celui d’un homme qui cherche à se construire dans une société qui ne laisse à personne l’opportunité de tracer son propre sillon).
J’ai lu que pour parler de ton travail, tu utilises cette citation de Goethe : « Celui qui ne connaît pas les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue. ». Ou encore : « Celui qui connait l’un, ne connait rien. ». Qu’est-ce que cela signifie pour toi ?
Je l’entends ainsi : quelqu’un qui ne connait qu’une langue, il ou elle ne connaît rien. C’est-à-dire que l’individualité de chacun doit être protégée afin de pouvoir communiquer avec les autres. En tant qu’individu, je dois comprendre l’autre et non pas seulement moi-même. Or dans la société iranienne, je trouve que nous ne nous soucions que de nous-mêmes et nous oublions effectivement les autres personnes en raison de la place centrale de la nation ou de notre perte identitaire. C’est très paradoxal, en étant centré sur soi, mis sous pression, on en arrive a oublier qui on est.
Est-ce seulement ce que tu veux montrer dans tes images ou est-ce aussi ton approche en tant que photographe ?
Les deux. Je ne me concentre pas sur quelque chose de déterminé car je ne veux pas traiter mon sujet de manière frontale. Je sens que je suis un peu chaque figure que je décris à travers mes photos. C’est difficile de faire des images de ces personnes sans avoir d’abord cherché à les comprendre complètement. Tous les jours je suis confronté à des gens qui se posent de multiples questions, et c’est en discutant avec elles que je peux les comprendre.
De manière générale, j’essaie de nouer des liens avec chaque personne que je photographie. De cette manière, j’arrive a être plus proche d’elles, ce qui est important pour pouvoir capturer leur état d’esprit. J’étais déjà proche de certaines d’entre elles avant que je ne les photographie. Pour d’autres, je les ai rencontrées au cours de ce projet, comme Pedram par exemple, un homme homosexuel qui a émigré en Malaisie.
« Si deux personnes en couple n’ont pas la moindre idée de leur avenir, il y a des chances pour que leur enfant, et la prochaine génération, soient comme eux, porteurs des mêmes doutes. » – Hashem Shakeri
Les personnes que je photographie sont souvent en état de détresse ou ,selon moi, possèdent une certaine profondeur d’âme. On ne prête pas forcément attention à ce genre d’individus. Mais quand tu les as face à toi, tu ne peux t’empêcher de penser que leur situation ou que le moment qu’ils vivent a quelque chose de dramatique.
(Hashem me présente alors quelques-unes de ses images)
Cette jeune fille par exemple, elle court. Mais l’avenir est incertain pour elle. Il se pourrait que dans ce futur, elle se pose, à son tour, plein de questions. Elle est à l’image des autres personnes dans notre société qui sont comme emprisonnées, sans réelles possibilités de pouvoir décider pour et par elles-mêmes. Si deux personnes en couple n’ont pas la moindre idée de leur avenir, il y a des chances pour que leur enfant, et la prochaine génération, soient comme eux, porteurs des mêmes doutes.
Finalement, je veux rendre compte de l’atmosphère et des sentiments que j’ai ressentis au contact de mes parents, de mes amis et dans lesquels j’évolue ; Une atmosphère dans laquelle il n’y a pas d’identité stable.
Cet homosexuel a dû s’exiler en Malaisie car l’Iran, son propre pays, ne l’accepte pas tel qu’il est. Il sait que si il était resté, il aurait risqué de se faire tuer ou d’être mis en prison par le gouvernement. Je suis allé le rencontrer en Malaisie, dans le seul but de prendre quelques images de lui et de sa vie.
Chaque image raconte-t-elle sa propre histoire ou son propre conflit avec la conception officielle de l’identité iranienne, ou est-ce toujours la même histoire ou le même conflit, mais dans différentes situations ou sous différentes formes ?
Mes images ont clairement toutes le même point de départ. Chacun à son propre jugement critique, qu’il garde pour lui, et sa propre façon de se confronter à ses conflits intérieurs.
Tu pourrais me donner un exemple ?
La photo la plus importante de cette série et qui montre le mieux cette identité à pièces multiples est la première image. On y voit le visage d’une femme qui veut participer aux élections présidentielles, tandis que des hommes, assis sur un panneau indiquant un seul chemin, regardent chacun dans une direction différente. Tout est confus et personne ne semble savoir ce qu’il ou elle veut vraiment.
Ce panneau d’affichage et sa direction, ces trois hommes, leurs visages et cette femme : les différentes directions qu’ils proposent et qui s’entrecroisent mutuellement, montrent à mon avis, l’avenir de mon pays, l’Iran. Cette image est très importante pour moi. Elle montre à la fois que cet avenir, plein de peurs, mais aussi d’espoir, n’est pas vraiment défini et que chaque personne possède aussi son propre chemin. L’Iran est dans une situation critique, et devra peut être faire face à des conflits dans le futur, comme conséquence de cette situation. Les Iraniens n’ont qu’un seul but, celui de libérer leur pays de ces troubles. Ils veulent être des individus libres.
Tes photos représentent surtout des personnes. Sur la dernière photo par contre, le focus change: tu montres des dispositifs gouvernementaux (un avion de contrôle notamment). Pourquoi ?
La dernière image est une image symbolisant l’avenir gris de l’Iran. Il n’est ni blanc, ni noir, mais confus et ambigu.
Peux-tu montrer tes photos en Iran ?
Ce n’est pas facile de répondre à cette question. Quand tu es un artiste en Iran, tu dois faire face à certaines restrictions et tu n’es pas libre de t’exprimer librement. Vouloir rendre les Iraniens plus conscients de leur situation peut s’avérer difficile car tu cours alors le risque que le gouvernement t’arrête et t’entrave afin de leur dicter ses propres croyances.
( Voir aussi : Iran, Corée du Nord : La réalité de l’autocensure )
« Il y a tellement de jeunes gens talentueux dans mon pays, mais, peut-être du fait de ces restrictions, ils ne peuvent ni se perfectionner, ni développer complètement leurs capacités. Je continue pourtant de croire en eux et j’espère pouvoir les influencer, ne serait-ce qu’un peu. » – Hashem Shakeri
Mais si j’ai fait ce projet, c’est parce que je souhaite qu’il puisse permettre aux personnes qui les découvrent d’être plus instruites, plus attentives vis-à-vis de leur environnement et du monde qui les entourent. Pour qu’elles comprennent ce qu’il se passe en elles, qu’elles se découvrent elles-mêmes et trouvent leur propre chemin. Ce projet peut être vu comme un micro choc. Il y a tellement de jeunes gens talentueux dans mon pays, mais, peut-être du fait de ces restrictions, ils ne peuvent ni se perfectionner, ni développer complètement leurs capacités. Je continue pourtant de croire en eux et j’espère pouvoir les influencer, ne serait-ce qu’un peu.
Quels changements as tu vécu en tant que personne en travaillant sur ce sujet ?
Je ne sais pas comment l’expliquer, car ce projet a vraiment influencé ma vie personnelle. Les années passées à travailler dessus m’ont rendu plus adulte et m’ont apporté des éléments permettant de mieux me connaître, notamment en affirmant ma personnalité.
Maintenant, je peux en quelque sorte sentir mon âme dans ce projet. L’art dans lequel on n’y met pas du sien, à mon avis, ne fonctionne pas. Et je crois fermement à la fécondité de l’art dans des situations de détresse, de conflits et de douleur. Tant que vous ne sentez pas vous-même cette douleur, votre art n’a aucune de signification.
Merci pour ton temps Hashem, et à ton amie traductrice. On espère que ton travail atteindra son but. Félicitations encore pour le prix.
(Nous nous disons au revoir, et la discussion prend fin. Un dernier grésillement fait place au bruit de raccrochage de Skype.)
Pour aller plus loin :
– Hashem Shakeri, né en 1988, vit à Téhéran, la capitale iranienne. Diplômé d’architecture, il pratique la photographie depuis 2006.
– Grâce au prix Lucas Dolega, organisé par l’association du même nom, le jeune photographe se verra dôté d’un soutien financier de 10 000 euros. Son reportage sera exposé à Paris et publié dans l’album photo de Reporters sans Frontières.
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