Nadia Benchallal est une photographe franco-algérienne. Née en France de parents algériens, elle se pose de nombreuses questions sur son identité. Exposée aux Promenades Photographiques de Vendôme jusqu’au 21 septembre, sa série « Sisters. Femmes musulmanes dans le monde » est le projet d’une vie.
| Toutes les photos, ©Nadia Benchallal
► ► ► Cet article fait partie du dossier Quand les photographes regardent le Maghreb
À sa sortie du centre international de photographie de New-York, la jeune photographe Nadia Benchallal n’a qu’une idée en tête : voyager. En 1992, elle embarque dans un avion, direction l’Algérie. Partie y photographier les femmes musulmanes dans l’espoir de trouver des réponses aux nombreuses questions qu’elle se posait, Nadia se prend au jeu, noue des relations et sa quête identitaire se transforme en une documentation des femmes musulmanes dans le monde qu’elle mène depuis maintenant 22 ans. A 51 ans, la photographe est toujours en quête de nouveaux territoires.
« Mon but, c’est d’aller dans un endroit qui est invisible et de le dévoiler. »
Nadia Benchallal
OAI13 : Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire ce projet sur les femmes musulmanes ?
Nadia Benchallal : Les stéréotypes ou les clichés de la femme musulmane voilée en permanence ont soulevé beaucoup de questions quant à ma propre identité. Quand j’étais jeune, je me disais que j’étais française. Point à la ligne. Maintenant, j’assume complètement mon algérianité.
L’événement déclencheur du projet, ce fût ma rencontre avec Gilles Perès en 1992. Photographe de l’agence Magnum à New-York, il m’a dit : « Tu veux être assistante toute ta vie ou tu veux faire de la photographie ? ». Je lui ai alors raconté mon envie de retourner en Algérie. J’y étais allée à l’âge de 8 ans en vacances et les souvenirs étaient encore très présents dans ma mémoire. Mais en sortant de l’école, je n’avais pas beaucoup d’argent. Et Gilles m’a dit : « Tu le voles, tu fais comme tu veux mais il faut que tu fasses ce projet ! ». Il m’a réellement donné un coup de pied aux fesses.
Je suis partie en Algérie en 1992 au moment où le pays a commencé à basculer dans le terrorisme. C’était la décennie noire : une dizaine d’années de terrorisme particulièrement violentes où il était difficile d’entrer sur le territoire. Intellectuels, journalistes, civils, tout le monde y est passé. La presse internationale, suite aux massacres et aux assassinats, n’y envoyaient que très peu leurs correspondants et les visas étaient donnés au compte-goutte. Mais moi, j’y allais de manière incessante. Mes amis me disaient que j’étais complètement folle.
Je n’avais pas vraiment conscience du danger parce que je n’avais qu’une envie : travailler sur ces femmes. Je savais qu’elles allaient m’apporter des réponses à des questions que je me posais. Et finalement, comme j’étais une des rares journalistes présentes et qu’en plus je m’étais glissée à l’intérieur des maisons, mon travail a été énormément publié dans la presse et j’ai gagné un prix à Visa pour l’image. C’était totalement inattendue pour moi car je n’étais encore qu’une débutante. Je regardais l’intimité, j’écoutais les conversations, je voyais les jeux de rôles au sein des familles. En bref, je cassais les clichés.
De là est née l’envie d’aller un peu plus loin dans ce travail, de montrer d’autres territoires, d’autres identités. Mon travail s’est concentré sur 2 axes : la culture et la tradition dans des sociétés patriarcales extrêmement conservatrices et la façon dont les femmes s’emparent de la modernité. Car il y a des femmes qui jouent un rôle important dans leur société mais on n’en parle pas. Elles ne sont pas forcément dominées par le religieux, elles sont aussi actrices du positionnement dans lequel elles sont.
Toutefois, mon travail va au-delà de la simple quête identitaire. Je suis une photographe documentaire, je suis là pour apporter des informations. Et une fois que les photos sont au mur, elles ne m’appartiennent plus. Chacun réagit en fonction de sa propre identité, de sa propre culture, de sa propre histoire. Je n’ai pas envie de prendre position sur quoi que ce soit, je montre avant tout. Je transmets quelque chose.
Pourquoi ne pas vouloir prendre position ?
Je donne de l’information. J’essaie vraiment de ne pas juger et de vivre simplement un moment avec ces femmes. D’être un instant là, dans leur quotidien. Et si ce moment est photographié de manière intense, c’est parce qu’elles m’ont donné quelque chose. Photographier, ça passe par un échange, je refuse de dire que je suis juste de passage et que je prends. Il y a plein de journalistes de fond qui ne génèrent pas du tout de contact avec les personnes photographiées et qui font des images magnifiques.
Mais pour le travail que j’ai décidé de faire, on ne peut pas en faire l’économie : parce que j’y parle de religion et donc de relations, de la place des femmes musulmanes, du monde où la famille occupe une place importante. Si je ne m’inscris pas dans ce discours familial, étant photographe, ils ne me donneront rien. C’est pour ça que ça prend du temps, énormément de temps. Ce qui me fascine dans la photo documentaire, c’est qu’au fait « objectif » se greffe une grande part de subjectivité. Dans ma manière de photographier, j’allie les deux aspects : mon regard est subjectif, mais le contenu est objectif.
Je veux montrer tout ce qu’il y a autour et que l’on ne raconte pas. Je ne veux pas avoir un regard tranché où, en montrant de la violence, je montrerais des femmes battues et soumises. Ce n’est pas le but de mon projet. Mon but, c’est d’aller dans un endroit qui est invisible et de le dévoiler. Combien de gens savent qu’en 1995 il y a eu le massacre des hommes de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine et que des millions de femmes vivent aujourd’hui sans maris et sans enfants ? Très peu. Après cet événement, des femmes de la ville sont allées dans des centres de psycho-thérapie à Tusla où je les ai photographiées. Chaque travail s’inscrit dans la durée, dans le long terme : je veux montrer une partie d’un univers très difficile à pénétrer et à photographier.
Comment as-tu fait pour aller dans les intérieurs, pour pénétrer dans l’intimité ?
Avec le temps. Au début de mon travail, la famille avec qui j’ai commencé à entretenir des relations a catégoriquement refusé d’être photographié. Ce n’était pas les hommes qui ne voulaient pas, mais les femmes. Parfois on me renvoyait la balle, les hommes me disaient « Va voir ma femme » et les femmes « Va voir mon mari ». Il n’y avait pas d’issue possible. A ma question, pas de réponses; on me ballottait. J’ai mis des années pour créer des liens amicaux avec cette famille. Et un jour, je suis revenue chez eux et ils m’ont autorisé à photographier. Une photographe, ça n’inspire pas facilement confiance : on ne sait pas si on la reverra ni ce qu’elle va faire des images.
Une autre chose très importante, c’est que dans ces sociétés, au Maghreb – en Algérie en particulier -, la photographie n’est utilisée qu’au niveau administratif : on va se faire photographier pour se faire faire une carte d’identité ou parce qu’on participe à une célébration (mariages, baptêmes). Mais quand on sait qu’un photographe professionnel vient pour divulger une partie de notre intimité dans des images, c’est autre chose, on est plus du tout dans le même rapport. Parfois ces femmes le comprenaient, l’acceptaient, parfois non. C’est juste une question de patience, le temps de s’installer dans leur vie, et de lier une relation, qu’elle soit amicale ou juste sympathique. Cette famille m’a fait le plus beau des cadeaux en acceptant d’être photographiée. Au début c’était une intention photographique, puis c’est devenue une relation amicale, et c’est à partir du moment où ce lien s’est tissé que tout s’est ouvert à moi : ce fût mon plus beau souvenir.
Quelles réponses ça t’a apporté d’un point de vue identitaire d’avoir travaillé sur ces femmes ?
D’être en paix avec moi-même (rires). Je crois que mes parents ne m’ont pas suffisamment expliqué mes origines. Mes parents ne m’ont appris que le français et le berbère. Je n’ai découvert le monde arabe que plus tard. A l’époque, je me sentais profondément française. Je ne comprenais pas pourquoi je m’appelais Nadia Benchallal, et ce sont mes amis américains qui m’ont interpellé. Parce que pour eux, les origines, c’est important. Le fait de m’intéresser vraiment à mon algérianité m’a permis d’asseoir une espèce de compréhension, d’ouverture et ça m’a stabilisé. Je n’ai reçu aucune éducation religieuse, d’où peut-être cette envie d’aller un peu plus loin dans la compréhension des choses.Et puis de là a découlé l’envie de faire et d’aller toujours plus loin dans ce projet, et j’y ai découvert des tas de choses. Par exemple, que la culture et les traditions influencent beaucoup la manière de vivre sa foi. J’ai compris que la foi n’avait rien à voir avec une revendication : c’est un rapport de soi avec soi-même. Mais l’islam aujourd’hui, en Europe par exemple, est beaucoup plus une revendication identitaire. Le gros drame de la société musulmane c’est que dans l’islam, la politique est liée à la religion.
Et comment ça c’est passé quand tu as photographié ces femmes musulmanes en France ?
En France, tout a été beaucoup plus simple. Les projets réalisés étaient les fruits de commandes passées par deux associations. Ca se passait dans des quartiers de banlieues, à Bastia et à Tourcoing, et je n’ai rencontré aucune difficulté à les photographier. Je mesurais le tremblement identitaire dans lequel les adolescentes étaient, le fait de se sentir à la fois en dehors et en dedans de la société, de se sentir d’ici, mais aussi de là-bas. Alors que leur aspect physique et leur comportement correspondaient à la manière d’être occidental, ces jeunes françaises de culture maghrébine avaient du mal à se sentir vraiment françaises. J’ai remarqué un certain malaise, celui de ne pas savoir où est sa place. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elles aspiraient éperdument à être comme toutes les jeunes filles du monde, et elles leurs ressemblaient d’ailleurs, tout comme celles que j’avais rencontré en Algérie.
Pourquoi est-ce la photo qui s’est imposée pour réaliser ce projet ? Et pas le texte par exemple.
J’ai toujours eu le désir profond de voyager. Je voulais absolument faire un métier en rapport avec le voyage et dans une prochaine vie, je voudrais être diplomate. Le fait d’aller sur des territoires aussi difficiles que ceux que j’ai parcouru m’a permis de prendre énormément de recul par rapport à la vie et d’en apprendre beaucoup.
Tu as photographié les femmes durant des années et des années et aujourd’hui tu te retrouve inscrite dans une programmation qui parle de la femme photographe. Est-ce que ce travail sur les femmes t’as permis de vous positionner, toi, en tant que femme photographe dans le monde actuel, au-delà du fait identitaire ?
Je serais incapable de dire si une photo a été prise par un homme ou par une femme. Il y a des photographes et ensuite des sensibilités. Un homme peut avoir une sensibilité féminine comme une femme peut se comporter comme un homme. Le métier de photographe a longtemps été considéré – et maintenant encore pour certains – comme un métier d’homme. Ma présence ne laissait d’ailleurs pas indifférente les jeunes filles que je photographiais. Parce que je suis en quelque sorte une femme qui leur ressemble : je suis femme, née musulmane, maghrébine, ce qui suscite beaucoup d’interrogations, surtout dans les campagnes où les gens ont très peu d’accès à l’information. Je sentais du respect aussi parfois, mais surtout des envies incroyables. Elles se disaient « Si c’est possible pour elle, alors c’est possible pour nous. ». Elles m’interrogeais plus ou moins tacitement en ces termes : « tu voyages, toute seule, tu gagnes de l’argent fais un métier d’homme, de la photographie mais pourquoi, qu’est-ce que tu vas raconter ? ».
Et en même temps, si tu étais un homme, est-ce que tu aurais pu rentrer autant dans l’intimité de ces femmes ?
Non, probablement pas. Elles ne l’auraient pas donné de la même manière. Je me suis assise avec elles, je suis allée au marché, au hammam avec elles : je me suis vraiment immiscée dans leur vie avant de prendre des photos, et tout ça a été réalisable parce que j’étais une femme. Ce sont les liens que je crée avec les personnes qui rendent possible mon travail.
Qu’est-ce qui t’attache toujours à la photographie aujourd’hui ?
L’ouverture. Nous ne sommes que de passage. On ne sait pas où l’on va, ni d’où l’on vient, ni pourquoi on est là. Mais on n’est pas là pour rien. Je viens tout juste de fêter mes 51 ans et je me demande : « à qui vais-je donner mes négatifs? Que va-t-il rester de moi ? ». On a tous quelque chose à laisser ici, mais quoi ? Et bien moi je pense que c’est l’image.
► Visiter le site internet de Nadia Benchallal : nadiabenchallal.com
Nadia Benchallal est actuellement exposée aux Promenades photographiques de Vendôme jusqu’au 21 septembre 2014