Révolté, secret, rêveur, témoin du temps qui passe… L’adolescent, si difficile à cerner, est une grande source d’inspiration en photographie. Claudine Doury, Larry Clark, Lise Sarfati et Sandra Mehl ont tenté, eux, d’aller au-delà des clichés. À quels aspects de l’adolescence ces photographes se sont-ils intéressés et qu’est-ce que leurs images racontent d’eux-mêmes ?
▸ ▸ ▸ Cet article provient du dossier : Au coeur de la photographie, l’adolescence
« L’adolescence est un royaume d’anges déchus ou sur le point de l’être, mais c’est encore un royaume », disait James Agee. La photographe française Claudine Doury, membre de l’Agence Vu, aime évoquer cette citation lorsqu’elle parle de son travail. En 1993, Claudine découvre la Crimée et plus particulièrement le plus célèbre des camps de vacances soviétiques pour adolescents, Artek, qui accueille chaque année près de cinq milles jeunes russes de six à seize ans. Elle réalise alors sa première grande série de photographies, à hauteur d’adolescents. En 2004, ce travail documentaire fit l’objet d’un livre, Un été en Crimée.
Aucun moment intime de ce camp ne lui échappe : les rires, les moments de complicité, de silence. Elle immortalise ces jeunes seuls ou en groupes, avec un regard doux et bienveillant, s’intéressant alors à leurs temps morts et états d’âme.
« Les adolescents sont des miroirs de ce que nous sommes ou avons été et sont des modèles idéaux pour interroger l’identité »,
nous explique la photographe par mail : ils sont ceux qui, en perdant sous nos yeux leur enfance, se font les symboles les plus évidents de ces périodes de transition qui rythment la vie. Elle ajoute : « L’adolescence est la quintessence de la vie, fragile et forte. »
En 2005, elle réalise un reportage sur la première boum d’une adolescente aux Etats-Unis. L’année suivante, elle se rend à La Havane, à Cuba, pour photographier la Quinceañera, rite de passage des jeunes filles de quinze ans à l’âge adulte ancré dans la tradition latino-hispanique. En parallèle de ces reportages, la propre fille de Claudine Doury commence à quitter doucement le monde de l’enfance. En 2007, Sasha a treize ans. Pour la photographe, il devient alors évident de fixer cette période à jamais. Loin des codes établis par la société, thème qui l’occupait pourtant dans ses séries précédentes, Claudine s’attache ici à montrer la face cachée de l’adolescence, avec ses jeux secrets. Ce travail devient un conte photographique appelé sobrement Sasha.
« Si je photographie depuis longtemps des adolescents, je pense de plus en plus que ce ne sont pas tant eux qui m’intéressent que la mémoire et le temps. Et les adolescents ou jeunes gens sont les témoins de ce passage du temps », explique la photographe. Sa dernière série L’homme nouveau, réalisée en 2013 à Saint Pétersbourg, questionne une fois de plus ce passage du temps, chez le jeune homme, cette fois-ci. Une autre question est ici soulevée : comment devient-on un homme et qu’est-ce que la masculinité ?
L’adolescence vue par Claudine Doury semble douce, introvertie, candide. À mille lieux du regard que porte un autre photographe sur cette génération en transition : Larry Clark. Le photographe américain dévoile une autre facette de la jeunesse : violente, débridée et excessive. Il lève le rideau sur un monde d’ordinaire interdit aux adultes.
Larry Clark : l’adolescence sans filtre
En 1995, le photographe Larry Clark réalise son premier film, Kids, sur une bande d’adolescents new-yorkais dont les préoccupations quotidiennes se résument au sexe et à la drogue. « Le sujet de Kids, c’est le monde secret des adolescents, que les parents ne connaissent pas », explique-t-il lors d’une rétrospective qui lui était consacrée à la Cinémathèque française en 2010. « Il n’y a pas de place aux figures paternelles et maternelles. Ils m’y ont donné accès, m’ont fait confiance. Et Kids en est le résultat. »
Vingt ans plus tôt, en 1971, Larry Clark publiait Tulsa, son premier livre photographique. À cette époque, Larry était toxicomane. L’ouvrage présente la jeunesse de cette ville de l’Oklahoma, dont il est lui-même natif. Larry Clark dit avoir pris ces photographies non comme un voyeur, mais comme un participant. Il écrit dans sa préface : « Je suis né à Tulsa en Oklahoma en 1943. Quand j’avais seize ans, j’ai commencé à toucher aux amphétamines. J’y ai touché avec mes amis tous les jours pendant trois ans, puis j’ai quitté la ville mais j’y suis retourné au fil des années. Une fois que l’aiguille est plantée, elle n’en ressort jamais. »
En 1983, Larry Clark publie son deuxième livre de photographie, Teenage Lust, qui réunit quatre-vingt clichés réalisés entre 1960 et 1980. À propos de ces images, il y écrit : « Je voulais montrer la manière dont les jeunes voient les choses, mais sans les préjugés habituels… Vous voyez, ils vivent dans l’instant sans penser à plus tard, et c’est ça que j’ai voulu capter. Et je voulais que le spectateur se sente comme s’il était avec eux – et pourrait être là à baiser, se droguer, faire l’amour… ».
Si à ses débuts les travaux de Larry Clark étaient autobiographiques, il décida ensuite de s’intéresser davantage aux jeunes d’aujourd’hui. Dans un entretien pour Les Cahiers du cinéma, en 2003, il décrit sa démarche : « Gus Van Sant et moi, nous avons démontré que les films mettant en scène des adolescents ne sont pas forcément des comédies bébêtes. Je veux que les kids se reconnaissent en voyant mes films, c’est très important pour moi.
C’est étonnant de constater que la culture américaine est orientée vers la jeunesse, mais qu’elle ne lui parle pas vraiment. »
Larry Clark se pose la question : les adolescents sont partout, mais lesquels seraient intéressants ? Il se penche alors sur les skaters, traités comme des hors-la-loi. Pour le photographe, ils représentent une liberté immense : « Ils étaient révoltés, comme les punk-rockers. Le punk rock a sauvé beaucoup de jeunes souvent issus de familles très difficiles. Pareil pour les skaters : beaucoup d’entre eux venaient de familles difficiles et ils avaient la rage. Le skate leur a sauvé la vie. »
Combler le vide
L’adolescence est parfois non plus un sujet en tant que tel, mais le moyen d’exprimer au mieux un sentiment, une sensation. Dans sa série The New Life – La Vie nouvelle (2003), la française Lise Sarfati, aujourd’hui membre de l’agence Magnum, tire le portrait d’adolescents américains issus de la classe moyenne, photographiés dans leur environnement. Interrogée sur son travail dans le blog du quotidien en ligne Lemonde.fr, « Des livres et des photos », elle y explique avoir fait non pas un sujet sur les adolescents de la middle-class – sujet qui ne l’intéresse pas -, mais sur cet instant où, sortant à peine de l’enfance, on se questionne face au vide : « ce moment du saut dans un autre corps », pour reprendre ses termes.
Pour combler ce vide, les adolescents font parfois preuve de beaucoup d’imagination et de créativité. Dans sa série Ilona et Maddelena initiée en 2015, la photographe Sandra Mehl s’est focalisée sur deux sœurs de onze et douze ans habitant à Montpellier dans la cité Gély, un quartier sensible de deux-milles cents habitants. Lorsque Sandra a rencontré Ilona et Maddelena, elle eut rapidement accès à leur intimité. Les deux sœurs habitent avec leurs parents, sans emplois, dans un appartement de 80 m2, qui accueille aussi un voisin pris en charge par la famille, cinq chiens, trois chats et des objets et images évoquant les indiens et Johnny Hallyday.
« Depuis notre première rencontre, je les photographie essentiellement dans leur logement, aussi exigu que réconfortant, mais perçu comme un refuge face à la dureté de leur environnement. », nous confie-t-elle par mail. En suivant ces fillettes, la photographe se revoit au même âge, évoluant dans un quartier similaire. Sandra Mehl souhaite montrer par cette série que « la précarité limite les possibles mais nourrit également un désordre, propice au jeu et à l’évasion par le rêve. ».
L’adolescence est l’âge d’une crise, mais c’est aussi l’âge du dépassement.
L’adolescent tel que le montrent Claudine, Larry, Lise et Sandra, reflète partiellement ce que le photographe a choisi de projeter en lui. D’habitude symbole de l’avenir, la jeunesse est ici tout autre : dans la photographie intimiste et documentaire, l’ado, mi-enfant, mi-adulte est un clin d’œil au passé des photographes et à ce moment clef où ils ont commencé à devenir qui ils sont aujourd’hui.