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Construite en 1964, l’autoroute A3 de Salerne à Reggio Calabria, devait enfin relier le Sud pauvre de l’Italie au Nord du boom de l’après-guerre et de la dolce vita, et lui apporter progrès technique et essor économique. Mais ce que Martin Errichiello et Filippo Menichetti découvrent, en tirant le fil d’une histoire qui a commencé pour eux avec une explosion sur un pont et la mort d’un jeune ouvrier roumain, c’est une véritable tectonique des plaques des intérêts politiques et financiers, qui broient en silence les vies et les mémoires. « In quarta persona », c’est l’histoire d’une gangrène qui a pris l’autoroute, avec deux auteurs visuels sur la banquette arrière.

| Image de une : Les restes d’une corde de détonateur sont brûlés après la démolition commandée d’une portion de pont autoroutier.


Démolition commandée d’un segment du viaduc Italia, dans la vallée de la rivière Lao, à Cosenza. L’autoroute A3 Salerno-Reggio Calabria, ses 442,9 km de long, 22 km de tunnels et 45 km de viaducs a été conçue par les meilleurs ingénieurs italiens.
Démolition commandée d’un segment du viaduc Italia, dans la vallée de la rivière Lao, à Cosenza.
L’autoroute A3 Salerno-Reggio Calabria, ses 442,9 km de long, 22 km de tunnels et 45 km de viaducs a été conçue par les meilleurs ingénieurs italiens.


Le Sud et le Nord de l’Italie se sont développés à deux vitesses différentes, et la Calabre n’est pas du côté des gagnants. Dès le Moyen-Âge, les cités du Nord avaient des relations commerciales et politiques avec les autres États européens, ce qui leur a permis de se développer à leur rythme, tandis que le Sud était exploité par des souverains étrangers et maintenu dans la féodalité. « Moi je viens de Florence, et j’habite à Naples depuis trois ans, dit Filippo. Dans le Nord, on dit des gens du Sud qu’ils essaient toujours de vous entuber, qu’il ne sont pas fiables, qu’ils sont lents. Mais ils n’ont simplement pas le choix. Ils ont toujours été tellement exploités par tout le monde qu’ils ont développé leurs propres lois, leurs propres gouvernements, et ça a généré les mafias. »



Tracé de l’autoroute A3 Salerno-Reggio Calabria
Tracé de l’autoroute A3 Salerno-Reggio Calabria


L’autoroute A3 a tout d’une articulation calcifiée, qui s’effrite et éclate par endroits, au sens propre comme au figuré : « Les travaux n’ont jamais cessé en quarante cinq ans, dit Martin. Le paysage est en constante transformation. 400 kilomètres d’autoroute pour huit milliards d’euros, c’est les travaux les plus chers que le gouvernement n’ait jamais entrepris ! Et c’est notre fil rouge, un espace physique, qui nous sert à voyager dans le temps, l’histoire, l’espace. Et de part et d’autre de cette ligne, on cherche et on trouve des histoires. »



Construite au milieu des années 70, la digue de Metramo aurait dû servir à alimenter en eau le cinquième centre sidérurgique d’Italie, qui n’a jamais été construit.. La digue est restée inutilisée.
Construite au milieu des années 70, la digue de Metramo aurait dû servir à alimenter en eau le cinquième centre sidérurgique d’Italie, qui n’a jamais été construit. La digue est restée inutilisée.


Le grand saut

Photos, vidéos, sons, images et documents d’archives, « In quarta persona » est un voyage dans les cinquante dernières années de l’histoire de la Calabre, la région la plus pauvre d’Italie ; une visite guidée par « une quatrième personne du singulier » qui raconte, en discours indirect libre, quelque chose qui lui est arrivé et qu’elle découvre, expérimentant à la fois la distance et l’implication. Une exploration multimédia, avec les vestiges monumentaux des mesures du « paquet Colombo » pour étapes, qui sont autant de preuves des événements que de l’énormité de leur impunité, comme autant de Raskolnikov momifiés hurlant au soleil.

Le « paquet Colombo » est une mesure d’urgence qui devait apporter industries et emplois à la Calabre. Près de 1200 milliards de lires (700 millions d’euros) ont été dépensés, mais aucune des installations n’a jamais été en service, et leurs vestiges sont encore visibles, inactifs, dans le paysage.

Et pour Filippo et Martin, tout a commencé par hasard :

« On habite Naples : c’est important pour nous, car on est nous-mêmes du sud, et ici, on est très attachés à notre culture. Et pourtant, nous ne savions rien de tout cela, alors qu’on est à 400 kilomètres. Deux jours avant qu’on prenne la voiture pour une résidence en Calabre sur le paysage, un pan du viaduc Italia, par où passe l’autoroute A3, s’effondre et tue Adrian Miholca, un jeune travailleur roumain. Il y a eu une enquête, et tout un système de contrats frauduleux est mis à jour, entraînant de nombreuses arrestations. On devait passer par là. On a voulu en savoir plus sur lui, on a essayé de contacter son frère, on a traduit un article de journal roumain. Paysage, immigration, histoire, les thèmes se croisaient, on a commencé à faire des recherches, rencontrer des gens. C’est devenu le sujet de notre résidence, et la première partie de notre travail. On n’avait jamais mis les pieds en Calabre. On a plongé dedans. »



Le 2 mars 2015, Adrian Miholca est aux commandes d’un bulldozer quand une partie du viaduc Italia s’écroule, le faisant chuter de 80 mètres. Adrian avait 25 ans, et devait se marier cet été-là. Un an après, le processus de rénovation a repris son cours.
Le 2 mars 2015, Adrian Miholca est aux commandes d’un bulldozer quand une partie du viaduc Italia s’écroule, le faisant chuter de 80 mètres. Adrian avait 25 ans, et devait se marier cet été-là. Un an après, le processus de rénovation a repris son cours.


« Au coeur du projet, il y a le feu de la révolte. »

Ils remontent alors un fil d’Ariane tendu sur tout un territoire, depuis des démolitions contrôlées de viaducs à Bagnara Calabra et dans la vallée du Lao, à la caverne de Romito à Papasdero et son boeuf préhistorique, en passant par une cabane de chantier à Lazzaro, les vestiges de l’usine Ex Liquichimica Biosintesi, le port de Gioia Tauro, Rosarno, ses travailleurs saisonniers et l’usine Ex Opera Sila, pour revenir à l’origine , tout au bout du tracé de l’autoroute : Reggio Calabria.

L’histoire de la ville de Reggio Calabria explose en 1970, quand le gouvernement désigne Catanzaro capitale administrative de Calabre à sa place. C’est le début de deux ans de révolte urbaine réprimée par l’armée, la plus longue de l’histoire contemporaine européenne, avec six morts et des dizaines de blessés.



Image d’archive. Agnese De Donato L’Europeo 1970
Image d’archive. Agnese De Donato L’Europeo 1970


Un événement historique, récompensé par la création du « paquet Colombo », du nom du président du Conseil, Emilio Colombo. Tout cet argent, d’accords politiques suspects en contrats véreux, sera tout simplement siphonné par la mafia. Et le soulèvement de Reggio Calabria restera un événement historique enterré vivant : « On connaît un journaliste qui a écrit sur le sujet, dit Filippo, et nous avons rencontré Agnese De Donato, la photographe de presse qui a couvert la révolte, elle nous a autorisé à prendre en photo ses images et ses planches contacts.



Image d’archive.
Image d’archive.


On est allé dans la rue principale de Reggio Calabria, montrer ces images aux gens entre deux boutiques Fendi ou Dolce & Gabbana. C’est la rue où ont eu lieu les événements il y a moins de cinquante ans, et la plupart des jeunes n’en ont jamais entendu parler. Parfois, l’un d’eux avait un grand-parent qui lui avait raconté quelque chose. Ils n’apprennent pas ça à l’école, alors que ça s’est passé chez eux. Il n’y a qu’une seule plaque commémorative. On s’y est rendus plusieurs fois, à visiter les archives municipales, parler avec les gens. À chaque fois, on va plus loin, on pénètre une strate supplémentaire. On prend des fragments, et on crée notre narration. Un jour, on a vu cet arbre en face de la plaque commémorative, avec cette forme de tête sur son tronc. C’était parfait. Un visage pétrifié dans la nature, gelé dans le temps, sans yeux. »



Le tronc du Ficus Macrophylla sur le front de mer de Reggio Calabria, à quelques pas de la seule plaque de commémoration du soulèvement de la ville.
Le tronc du Ficus Macrophylla sur le front de mer de Reggio Calabria, à quelques pas de la seule plaque de commémoration du soulèvement de la ville.


Le dynamitage de la mémoire

Pour Filippo et Martin, cette espèce de silence brumeux et irréel est inexplicable. Inexplicable mais efficace pour faire sauter tout un pan d’histoire de la mémoire des gens et donc de la construction sociale et culturelle. Et le village d’Eranova, « ère nouvelle » en italien, en est le – malheureusement- parfait exemple. Village centenaire de 500 habitants, Eranova était une petite communauté agricole dont les survivants parlent encore avec nostalgie.



Images d’archives. Eranova.
Images d’archives. Eranova.


Et c’est pile l’endroit qui a été désigné pour construire un centre sidérurgique. Eranova a été détruite, ses habitants déplacés, et le port de containers de Gioia Tauro, qui occupe désormais la zone où devait se situer le centre, est devenu le plus important point de transit de marchandise de la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise. « Le village a été détruit, les habitants dispersés, dit Filippo, et il n’y a pas eu d’usine. On a des enregistrements des gens, essayant de se rappeler des derniers jours du village. Cela montre ce que ce type de pratique peut faire à toute une identité : simplement effacer les choses et les mémoires, et donc la culture. » À ce silence que Filippo et Martin qualifient d’action politique, ils répondent par l’action de la mise à jour de la mémoire.



Image d’archive. Eranova.
Image d’archive. Eranova.


« Il s’agit de pouvoir, dit Martin, de pouvoir et de corruption. La corruption, la mafia, ce n’est pas à l’extérieur, c’est à l’intérieur même de nos vies, imbriqué dans notre quotidien, dans notre histoire comme dans cette histoire-là. » Le pouvoir de faire le silence, aussi, malgré des fossiles monumentaux qui s’érodent dans le paysage à la vue de tous. Pendant que l’industrialisation descendait le long de l’autoroute, les pratiques mafieuses la remontaient dans l’autre sens, par capillarité. « Il y a très peu de documents, on travaille avec des traces, des preuves, en fait. Il n’y a pas de narration linéaire, on utilise les photos pour combler les manques, évoquer, relier des points, comme dans les fables. Sur place les anciens ont des souvenirs, mais à partir de moins de 50 ans et à plus de 20 km, ça ne dit plus rien à personne. Sur internet il n’y a pas grand-chose à part deux documentaires en italien sur youtube. »


Archives subjectives et processus hybride

Le processus de recherche est organique et dévorant. Ils ont appris à suivre le fil de l’histoire qui les intéresse et à expérimenter, et ça veut dire choisir et essayer sans cesse. En mélangeant archives et images prédéterminées qu’ils avaient en tête avant même de se rendre sur les lieux, ils en font des archives visuelles à valeur égale dans le projet, comme le bras du travailleur migrant, Ibrahim. Cette image illustre une autre des nombreuses séquelles socio-culturelles de l’industrialisation avortée : le glissement d’une précarité à une autre, dans la région du port de Gioia Tauro. Les habitants en ont fui la misère, et aujourd’hui, ce sont des travailleurs migrants d’origine africaine qui travaillent au ramassage des agrumes. Ils sont 1400 à vivre dans un des plus grands campements d’Italie du Sud, à Rosarno, entre exploitation, racisme et violence.

Pour Filippo et Martin, la justesse du propos est primordiale, et demande à nourrir la narration de leur subjectivité : « C’est nécessaire, dit Filippo. On saute dans le temps sans cesse, et parler de strates quand on saute dans le temps et l’espace, l’histoire et la géographie, c’est nécessaire en tant que confrontation, en tant qu’interaction perpétuelle entre ces deux mondes : le passé, déjà produit et ajusté, et le présent, en suspension, reliés par les causes et les conséquences. »



Bras d’un travailleur saisonnier migrant.
Bras d’un travailleur saisonnier migrant.


Mais ce travail, ça ressemble énormément à un projet de film ou des recherches pour une livre, non? « Mais exactement, et c’est ce qu’on aime! Quand on est rentré du Danemark, où on a fait une école de photojournalisme, la photo seule ne nous convenait plus. Dans l’idée de « raconter une histoire en douze images », dit Filippo, il y a un côté prétentieusement pseudo-objectif qui ne me convient pas, je préfère essayer de raconter quelque chose avec plus d’épaisseurs, qui n’apporte peut-être pas de réponses, mais fait réfléchir. »

« On a beaucoup de vidéos, dit Martin, on veut explorer, contaminer les documents, les réarranger selon le meilleur angle de l’histoire. C’est hybride, et hybride ça veut dire qu’il n’y a pas de territoire spécifique, que c’est en perpétuelle mutation. Moi je voudrais faire une fiction sur Eranova, un film ou un livre. On n’a montré que 25% de ce qu’on a. C’est la puissance du projet, ça peut être un pré-film ou un post-livre, un webdoc ou une expo, tout est possible et c’est super. On n’avait rien décidé avant, on y est allés et on a suivi ce qu’on a trouvé. On arrive là où l’expérience nous a emmené. On est très influencés par la narration cinématographique de Chris Marker, par exemple, qui passe sans cesse de l’histoire à l’expérience personnelle. Par tous ces artistes qui s’impliquent personnellement, qui se jettent dans leur sujet et démultiplient le points de vue, comme le réalisateur italien Pietro Marcello, l’artiste libanais Walid Raad ou le chilien Alfredo Jaar. Ils produisent tous des oeuvres kaléidoscopiques. La façon dont on produit le projet et la façon dont on le montre sont deux parallèles différentes, mais d’égale importance. Le projet est vivant, il évolue, change de forme, et c’est cette virtualité qui le rend beau, puissant, excitant. »

Reggio Calabria, Mars 2015.
Reggio Calabria, Mars 2015.


Racines et éléphants, l’invisible et l’indicible

Et maintenant, ils font eux-même partie du sujet :« Oui bien sûr, sinon on aurait juste fait un reportage! Nous sommes impliqués, dit Martin, ça a eu un impact sur nous, nous avons découvert des choses sur nous avec ce travail. On en a pleuré. Tu connais la phrase de Tacite : Leurs ravages ont créé un désert et ils ont appelé ça la paix ? On a été parler à un homme planqué dans un désert, gardé par l’armée, parce que son père avait un jour dit non à la mafia calabraise et que la menace est héréditaire. On a pris conscience de l’horreur et de la monstruosité, du poids d’une menace fantôme sur une vie entière. On ne voulait pas s’appesantir sur ça, on ne le montre pas dans le projet, mais bien sûr toute cette violence, c’est l’elephant in the room, elle a l’air de couler de source : on ne la voit pas alors qu’elle est sous nos yeux, elle façonne des vies, le paysage, le pays. « Ce travail, ça nous a appris qui on est, en tant qu’individus, en tant qu’hommes, en tant que méditerranéens. C’est une exploration de nos racines. De nos racines coupées, torturées. »

Bruit de pont. Sonogramme.

Sound of a bridge ok

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