Olivier Jobard est de ceux qui, pour incarner un personnage qui nous semble parfois lointain, le migrant, traverse illégalement et de manière répétitive des frontières. En s’impliquant corps et âme dans les parcours de vie qu’il photographie ou filme, il noue des relations à long terme avec les migrants, avant, pendant et après leur migration. Ce qui meut Olivier Jobard ? De se dire qu’en racontant des histoires humaines, il peut avoir un impact sur l’image qu’on en a.
| Par Nathalie Hof | Toutes les photos, © Olivier Jobard
Birmingham, novembre 2012. Intégration réussie. Désormais citoyens britanniques, Akbar, Dana et leurs enfants Meissam agé et Sunita vivent une vie normale de l’autre côté de la Manche – Sangatte : le rêve anglais.
© Olivier Jobard / M.Y.O.P.
► ► ► Cet article fait partie du dossier Photographier l’immigration, au delà du cliché
Pour une durée indéterminée, 15 jours, 3 mois, parfois plus, Olivier Jobard suit des migrants dans leur parcours jusqu’en Europe ou rend compte de leurs efforts pour s’intégrer. Qu’il traverse la moitié du continent africain ou qu’il se rende à Londres documenter la vie des individus quelques années après leur traversée de la Manche, il reste toujours dans la position de celui qui témoigne et qui, à travers ses images, montre l’homme derrière le migrant. Son but est de faire prendre conscience aux gens qui pourraient avoir une image négative de l’immigration, des enjeux, du courage et des « sacrifices » que ces hommes et femmes font et déploient dans l’espoir d’une vie meilleure.
On l’a interviewé pour connaître son propre parcours et pour savoir ce que ça implique, de façon personnelle et pratique, de photographier l’immigration.
Comment es-tu devenu photojournaliste ?
Lors de ma première année à l’école Louis Lumière, j’ai reçu une bourse de la ville de Chalon-sur-Saône pour aller photographier les squats dans les anciens bâtiments de l’Allemagne de l’Est juste après le chute du mur en 1989-1990. A partir de ce moment là, pour moi qui m’intéressait à l’humain et aux photos de témoignage, le photojournalisme est devenu une évidence. Finalement, j’ai fait un stage à l’agence Sipa et j’y suis resté pendant 20 ans en tant que photojournaliste.
Qu’est-ce qui t’a fait t’intéresser à l’immigration ?
Durant mes 10 premières années, j’ai beaucoup couvert l’actualité. Dans ce cadre, j’ai dû me rendre un jour à Calais, au camp de Sangatte. Là-bas, j’ai pu constater des conflits ou des crises que j’avais déjà couvert dans le monde mais à seulement 200km de chez moi. Il y avait des Afghans, des Kosovares, des Kurdes, des Irakiens, des Tchétchènes, des Africains, des Asiatiques et tous avaient traversé une partie du monde pour en arriver là. Ces populations, je les avais rencontrées sur le terrain et ça m’a interloqué. Au camp de Sangatte, j’ai rencontré des Afghans originaires d’un petit village de la vallée du Panchir qu’ils avaient quitté il y a 2 ou 3 ans et d’où moi je revenais tout juste. C’était des gens avec qui j’avais des choses à partager, je leur ai montré des photos et on a tout de suite noué un lien d’amitié. À Calais, la grande question commune était de savoir comment ils avaient réussi à arriver jusque là et comment ils pouvaient passer en Angleterre, la dernière étape. C’est là où j’ai eu envie de suivre ce genre de parcours.
Sangatte, novembre 2001. Akbar, Dana et leurs deux enfants, Meissam (4 ans) et Sunita (6 mois) tentent tous les jours de passer clandestinement en Angleterre.
© Olivier Jobard / M.Y.O.P.
Comment ça se passe de suivre un ou des migrants ?
Avant même le côté pratique, pour suivre un migrant, il faut parvenir à incarner quelqu’un, à s’identifier, à travers un personnage, au parcours de ces personnes. Ce qui permet de les humaniser, les personnaliser, plutôt que d’en garder l’image non définie d’ombres vagues, de nombres cachés derrière des statistiques. Le but, c’est de s’attacher à ces personnes. Suivre au long court permet de construire un reportage où la personne est identifiée, où l’on sait qui elle est, ce qu’elle quitte, où l’on peut comprendre ses souffrances et difficultés à partir de chez elle et la force et la volonté qu’elle déploie pour y arriver. Ce sont ces histoires humaines qui m’intéressent et me touchent.
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Et sur le côté pratique ?
J’essaie d’intervenir le moins possible, c’est-à-dire de ne pas être en amont de la décision de départ et de ne rien financer : je me contente de suivre. Je dois attendre que les personnes que j’ai décidé de suivre soient prêtes pour partir, psychologiquement et financièrement. Je m’assure d’ailleurs toujours le plus possible qu’elles ne partent pas juste parce qu’un journaliste veut les suivre. Ce qui n’est pas toujours évident à gérer car elles ne comprennent pas forcément.
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Durant le trajet, ce n’est pas toujours facile de ne pas intervenir, on est toujours sur la brèche quant à notre part de responsabilité. Par exemple, quand je suis parti avec Kingsley, un camerounais, pour mon premier reportage en 2003, entre le Cameroun et le Niger, il s’est fait 5 ou 6 fois prendre son argent sur la route. Et moi, comme j’avais un visa et que j’étais blanc, on me laissait tranquille. Il m’a demandé de garder son argent pour ne plus en avoir sur lui et je lui donnais au fur et à mesure en fonction de ses besoins. Dans une certaine mesure, on peut dire que je l’ai aidé, que je suis devenu acteur. Mais à aucun moment je lui ai dit « On prend cette route plutôt que celle-là ».
Une fois arrivé en France, je l’ai également aidé à obtenir ses papiers, mais comme le ferait naturellement un ami après avoir passé 6 mois ensemble sur la route. Ça fait 10 ans que j’ai réalisé ce reportage et je le vois toujours.
Le parcours de Kinglsey, du Cameroun à la France.
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Est-ce que tu te mets dans les mêmes conditions que les migrants que tu suis ? Par exemple, paies-tu aussi ton passage ?
Je paie également mon passage bien sûr, mais je préviens toujours les passeurs que je suis journaliste. Souvent, ça ne les dérange pas car ils y trouvent un intérêt, ce qui rend aussi les choses ambiguës. Par exemple, quand je suivais Kingsley, le passeur espérait que mon collègue et moi – nous étions 2 journalistes – allions faire un sujet sur le mouvement politique auquel il appartenait.
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En ce qui concerne mon propre trajet pendant le parcours, je ne peux pas toujours suivre les migrants 24h/24. Des circonstances extérieures font que nos chemins se séparent durant des laps de temps plus ou moins long. Lorsque nous avons suivi, la journaliste Claire Billet et moi-même, des jeunes migrants Afghans pour le projet « Rêve d’une pluie de parfum », nous n’avons pas pu traverser avec eux la frontière entre le Pakistan et l’Iran au niveau des Baloutch : nous avons eu peur de nous faire enlever. Nous y sommes donc rentrés par la Turquie en montant tout un scénario pour ne pas avoir d’ennuis : je me suis fait pousser la barbe et teindre les cheveux, afin de passer pour un gars du coin. Notre passeur principal de Kaboul savait que l’on était journalistes et faisait l’intermédiaire avec les différents passeurs locaux. A chaque fois il nous présentait comme un couple d’Afghans venu retrouver notre fils Luqman – l’un des migrants – que Claire avait abandonné très jeune, pour fuir en France, quand les Talibans étaient rentrés dans le pays. Moi j’étais un nuristan pachaïque. Mon père étant parti en France avec moi juste avant le Djihad, je ne parlais que la langue paternelle, le Pachaï, et j’avais rencontré Claire en France. On venait donc récupérer le fils de Claire.
Comme on voyageait en se faisant passer pour des autochtones, ce n’était pas toujours évident de faire des photos et vidéos. Quand on a traversé la montagne entre l’Iran et la Turquie par exemple, lors d’une halte autour d’un feu, on a sorti les caméras. Après quelques photos, le passeur était un peu interloqué et pour se justifier, on lui a dit : « C’est pour notre fils, on veut lui montrer que la route est difficile. ».
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De manière générale, quand on photographie les migrants que l’on ne suit pas personnellement, au moment du passage, ils sont stressés de voir quelque chose d’inhabituel comme une caméra, mais en même temps ils sont tellement dans le stress d’autre chose qu’ils t’oublient. Prendre des photos dans ce contexte, ce n’est jamais « open bar » : c’est toujours un peu « à l’arrache », en cachette.
Comment rentres-tu en contact avec les personnes que tu suis ?
Ça dépend. Pour le projet « Rêve d’une pluie de parfum », c’est le passeur qui nous a mis en contact avec les Afghans. En ce qui concerne Kingsley, je l’ai rencontré par le biais d’Hermine, une jeune camerounaise que j’ai suivi à Roissy lorsque je travaillais sur la zone d’attente de l’aéroport, les contrôles, la sortie des avions et les zones d’expulsion. J’ai accompagné Hermine lors de son expulsion au Cameroun où j’y ai rencontré ses amis, dont Kingsley. Je suis resté en contact avec lui pendant 6 mois avant qu’il se décide à partir. J’ai rencontré beaucoup de personnes qui voulaient partir, mais il faut toujours vérifier la véracité de leurs projets.
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J’en ai aussi rencontré à Sangatte que j’ai revu en Angleterre par la suite. Par exemple, là-bas j’ai fait des photos du passage de Kavis, un ancien journaliste iranien qui a du fuir de son pays suite à ses écrits contre le régime. J’ai passé la nuit avec lui à attendre et au moment où il est passé, il m’a donné son argent, ses francs à l’époque : une fois arrivé en Angleterre il ne fallait pas qu’il ait de preuve de son passage en France sinon il y serait expulsé. Je lui ai donc donné mon numéro pour que, une fois de l’autre côté, il me recontacte et que je lui redonne son argent. Il m’a rappelé et je suis allé le voir.
Kavus vit en Angleterre depuis maintenant 11 ans où il travaille pour dans une sellerie fabriquant des intérieurs pour des voitures de luxe. Il vit seul mais rêve de fonder une famille un jour. Wolverhampton, novembre 2012
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Quel rôle tu donnes à tous ces projets, à toutes ces images que tu prends ?
Il me semble qu’une des choses essentielles, c’est de témoigner, de montrer, en tant que journaliste, le sens qu’ont ces histoires. Je ne veux pas me revendiquer politique-militant : je préfère rester dans ma catégorie de photojournaliste-témoin. Je fais des constats, mais je ne trouve pas de solutions. Traiter de l’immigration est évidemment politique, mais j’évite d’avoir un discours trop militant parce que ça pourrait rendre mon travail moins crédible.
Un projet qui n’est pas militant peut être plus militant au final…
Oui c’est ça : c’est militant mais je ne le revendique pas comme tel. Je veux rester journaliste et je veux que les gens qui lisent les articles et regardent les photos se disent que c’est le travail d’un mec journaliste, pas d’un mec militant. Ça me permet d’avoir plus de véracité et plus de neutralité afin de donner une portée à mon travail. Bien qu’il n’y ait pas d’objectivité possible, je m’efforce de raconter au plus près ce que ces personnes vivent. Je bosse évidemment beaucoup avec des associations qui, parfois, se servent de mes images mais je ne sors jamais de la catégorie « photojournaliste ». J’essaie juste de faire en sorte que les gens prennent conscience de ce qu’est l’immigration en donnant au migrant sa voix : mon but est de susciter de la compréhension.
C’est pour ça que je trouve légitime le fait de publier des sujets dans des magazines grand public, même si souvent on y trouve un peu l’image de la horde sauvage qui débarque et qui fait peur. Ce que je veux, c’est montrer qu’il y a des hommes derrière. Je pense qu’on peut éventuellement toucher les personnes qui ne se sentent ni concernées, ni intéressées ou qui ont des a priori plutôt négatifs pour l’immigration en leur faisant prendre conscience de l’humanité derrière l’immigration. Et ça, c’est déjà quelque chose de gagné. Adopter une posture de militant, c’est prendre le risque de bloquer les gens. Je trouve ça important d’arriver à interpeller des gens qui s’en foutent et assument le fait de s’en foutre.
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Je choisis aussi les gens avec qui je travaille, je ne suivrais pas des gens avec qui je ne m’entendrais pas bien ou qui ne représenteraient pas ce que je veux. Rien n’est objectif finalement. Par exemple, après le printemps arabe, quand des jeunes tunisiens voulaient passer en France, je n’arrivais pas à les défendre. Ils avaient toute légitimité à vouloir venir : ils ont grandi sous des dictatures et d’un coup, avec la révolution, ils entrevoient la possibilité de partir. Ils ont l’image de la France-Eldorado, ils avaient un discours très naïf et vindicatif vis-à-vis de la France qui devait tout leur offrir : argent, etc.. Et même si je comprenais cette envie, cette soif de sortir, d’aller se balader, de rencontrer des femmes, de faire du lèche-vitrine, j’avais du mal à trouver un point d’accroche pour les défendre. Je n’avais pas envie de donner cette image là de l’immigration.
23 décembre 2011. Slah savoure cet instant, tenir son fils dans ses bras. Il ne l’a pas revu depuis 9 mois. © Olivier Jobard / M.Y.O.P.
J’ai fini par rencontrer un mec super qui était déjà venu en France une fois, un peu plus âgé, avec 4 enfants et qui voulait partir pour gagner de l’argent pour sa famille. J’ai trouvé ça plus défendable, je l’ai suivi pendant son année en France, je l’ai accompagné à son retour et je l’ai vendu à Paris Match comme un mec qui n’a pas réussi et qui a dû rentrer les mains vides. Je ne ferais pas d’histoire négative sur l’immigration, c’est peut-être ça ma forme de militantisme.
Pour visionner les différents travaux d’Olivier Jobard sur l’immigration : son site
Il fait partie de l’agence MYOP : myop.fr
Cet article fait partie du dossier de la semaine du 15.09.14 : Photographier l’immigration, au delà du cliché
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