« Il y a une fissure dans tout – voilà comment la lumière pénètre dedans. », disait Leonard Cohen. Chaya et Dudi ont grandi à Jérusalem dans des communautés juives ultra-orthoxes et ont décidé il y a respectivement deux et cinq ans de quitter leur vie religieuse pour voler de leurs propres ailes. Dans les environnements stricts et fermés que se constituent ces communautés, certains choisissent le chemin de la fissure. Kate Riep a suivi pendant un an ceux que l’on appelle en Israël les Yotzim.
Chaque année, des centaines d’Israéliens de religion juive ultra-orthodoxe décident de rejoindre la vie laïque et de commencer une nouvelle vie. Devant eux, l’inconnu. De cette vie laïque, tout leur reste à apprendre. En grandissant dans un environnement strictement religieux, ils n’ont appris ni les mathématiques, ni l’histoire et la géographie, ni les langues étrangères et ne parlent parfois que le yiddish. Appelés Yotzim, nombre d’entre eux se tournent vers l’ONG Hillel (acronyme de Ha-agouda le iotzim le sheela (« association de ceux qui sortent vers la question ») qui, depuis 1991, leur fournit toits, bourses d’études et aide psychologique. Car cette liberté se paie au prix de difficultés matérielles et émotionnelles. Une fois les ponts coupés avec leurs familles qui refusent parfois de garder le contact, ils se retrouvent sans attaches et sans ressources.
Kate Riep est une photographe berlinoise qui, pour son travail de fin d’études à l’école de photo de Berlin Ostkreuzschule, a suivi pendant un an deux de ces Yotzim, Chaya et Dudi. Chaya a 20 ans et a quitté la communauté Satmar il y a deux ans. Dudi a 33 ans et a quitté sa communauté du courant Litaïm il y a cinq ans. Rencontrés par le biais d’Hillel, elle dresse leurs portraits dans sa série photo « Godbye! ».
Comment as-tu commencé ta série « Godbye! » ?
J’ai commencé à m’intéresser au judaïsme ultra-orthodoxe et à faire des recherches dessus en 2011. Je m’était rendue pour la première fois à Jérusalem en Israël pour rendre visite à des amis. En croisant des juifs ultra-orthodoxes dans les rues, les femmes couvertes de la tête aux pieds, j’ai réalisé que je ne connaissais rien du tout à cette religion.
Quelques années plus tard, j’ai du réaliser un travail documentaire pour mon diplôme de fin d’études à l’Ostkreuzschule de Berlin. J’avais toujours ce voyage dans un coin de ma tête et en octobre 2015, je suis retournée en Israël pour rencontrer les membres de l’ONG Hillel qui m’ont mis en contact avec des Yotzim. Les personnes intéressées m’ont contacté et je les ai interviewé.
Pourquoi n’avoir photographié que Chaya et Dudi, et pas les autres ?
À la base, je voulais faire un projet comparatif et j’ai commencé avec dix personnes. Mais le sujet est si sensible et ça prend tellement de temps d’entrer dans leur vie et d’accéder à un tel niveau d’intimité que j’ai changé d’approche. À cela s’ajoutait le fait que je ne vivais pas en Israël et que, dans le temps qui m’était imparti pour réaliser ce projet, je ne pouvais m’y rendre que cinq ou six fois.
J’ai donc décidé de suivre Chaya et Dudi car nous avons bien accroché, et puis parce que leurs expériences respectives étaient différentes. Quand j’ai rencontré Dudi, il avait quitté le judaïsme ultra-orthodoxe depuis des années, alors que pour Chaya, la décision n’avait que quelques mois.
Pourquoi ont-ils fait ce choix ?
Tous ceux qui quitte cette forme de judaïsme le font pour les mêmes raisons : ils aspirent à une vie auto-déterminée. Tout, depuis le jour de ta naissance dans une famille strictement religieuse, est dirigé vers Dieu.Tu ne choisis pas les personnes avec qui tu passes ton temps, tu ne choisis pas tes lieux de vie, tu n’as pas le droit de penser par toi-même, tout est décidé par quelqu’un d’autre, par ta famille. Chaya et Dudi ont senti que, en ce qui les concernait, la vie ne se limitait pas à cela. Surtout Chaya qui, depuis très jeune, veut découvrir le monde et multiplier les expériences.
Comment ont réagi leur communauté ?
Ils ont tous les deux coupé le contact avec leur famille pendant assez longtemps. Dudi a quitté sa femme et ses trois enfants, ce qui fut extrêmement difficile pour lui du fait de l’amour qu’il a pour eux. Mais le désir bien ancré de vouloir être le seul maitre de sa vie fut plus fort. Il fait partie d’une fratrie de douze et il n’a plus aucun contact avec la majorité d’entre eux. Aujourd’hui il voit une partie de sa famille une ou deux fois par an, pendant les vacances, mais c’est tout.
Pour Chaya, ce fut au début une rupture complète. Elle leur a récemment rendu visite pour la première fois depuis. Avant ses 18 ans, elle avait déjà essayé de quitter le judaisme, mais sa famille l’en avait empêché. Ses parents respectent désormais sa décision, mais en même temps, ils aimeraient bien qu’elle change d’avis.
Mais de tous les interviews que j’ai fait, ces deux histoires sont des exceptions. Habituellement, la rupture est définitive.
Comment ça s’est passé pour eux après leur départ, de commencer une nouvelle vie ?
Très difficile, mais chacun à leur façon car leurs caractères sont très différents.
Chaya voulait absolument sortir, et tout expérimenter : avec ses amitiés, son travail, sa sexualité, etc. Elle a testé différents jobs, a déménagé plusieurs fois, dans un Kibboutz, à Jerusalem et maintenant à Tel Aviv. Elle a travaillé dans une ferme de tests sur animaux, puis dans une compagnie immobilière, et maintenant elle cherche quelque chose de nouveau. Elle est très curieuse et a une grande ouverture pour tout ce qui vient. Chaya a vraiment tout quitté pour démarrer une nouvelle vie.
Pour Dudi, sa préoccupation principale fut de gérer sa séparation d’avec ses enfants. Il n’a donc pas quitté Jérusalem afin de rester proche d’eux, et porte toujours sa kippa pour leur rendre la situation plus facile. Habituellement, c’est la première chose que les Yotsim retirent.
Leur rapport avec Hillel aussi fut différent. Chaya a utilisé le soutien de l’organisation pendant un certain temps, puis a continué sa route seule. Rudi est resté en contact avec Hillel et cela l’a sauvé pendant un long moment. Je l’ai rencontré là-bas, alors que sa rupture avec le judaïsme datait de plusieurs années déjà. Il s’y rend toujours aujourd’hui, pour aller aux événements ou utiliser les locaux à disposition.
Leur situation n’est pas forcément facile à appréhender : souvent ils doivent réapprendre plein de choses desquelles on a pas idée, comme le fonctionnement des interactions sociales, la manière de se comporter face à l’autre genre. En société, on sent que Dudi reste toujours très prudent et même après des années, il fait toujours attention à ne pas dépasser certaines limites.
Que fait-il en ce moment ?
Il fait des études dans une des plus grandes écoles médicales de Jerusalem pour devenir dentiste.
Il y a beaucoup de draps, rideaux, tapis et tissus de manière générale dans ton projet, tu peux m’en dire plus ?
Ce qui est drôle c’est que ce n’était pas du tout intentionnel. J’ai réalisé que je photographiais beaucoup ces motifs, ainsi que des fenêtres, à l’école, quand on discutait ensemble de nos différents projets. Et tu sais, à l’école, tu essaies de donner un certain sens à cela, ici évidemment, on pense à ces motifs comme symbolisant un chemin vers quelque chose de nouveau, une vue vers autre chose.
Ces natures mortes sont pour moi une part importante du projet car avec elles, j’ai essayé de capturer mes propres sentiments, ma propre perception du projet. C’est donc un autre niveau de photographie qui retranscrit mon humeur en Israël.
La seule nature morte qui a un lien direct avec un des protagonistes, Dudi, est celle avec le drap rose. Je l’ai prise à Mea Shearim, la zone la plus religieuse de Jérusalem, qui est aussi celle où Dudi a grandi. C’est un quartier vraiment terne, il n’y a pas de couleurs et pratiquement pas de plantes. On voit que les personnes qui y vivent ne se soucient pas vraiment de la beauté de leur environnement. Leur préoccupation est ailleurs. Bref, ce n’est pas la zone la plus agréable pour se balader. Quand j’ai vu ce drap dans une de ces rues, je n’ai pas du tout compris ce qu’il faisait là car il ne passait pas avec le paysage. J’ai dit à Dudi qu’on devait faire quelque chose avec, j’ai fait quelques portraits et quelques photos du drap seul, et j’ai finalement gardé cette image. Je la considère comme une image clé car, de ma perspective, celle d’une outsider, ce drap rose n’appartient pas à Mea Shearim, de la même façon que Dudi et Chaya n’appartiennent plus à leur ancienne communauté.
Tu vas continuer ce projet ?
Oui. J’ai très envie de l’élargir en rencontrant de nouvelles personnes et en continuant de travailler avec Hillel, maintenant que je n’ai plus de limite de temps pour le continuer. Je vais suivre Chaya sur le long terme, voir comment elle va faire son chemin dans la vie.
Je pense que c’est un thème qui vaut la peine d’être exploré. Quand je montre mon travail, je rencontre beaucoup de curiosité. Les gens veulent en savoir plus et lire des interviews. En Europe, peu ont connaissance de ces parcours de vie ou sont très peu informés à ce sujet.
Toutes les images, « Godbye ! », © Kate Riep. Découvrez sa série sur son site Internet : kateriep.com.
L’association Hillel a rassemblé une série d’articles sur les Yotzim dans sa section « Ex-ultra Orthodox in the media».