Galerie rapide : cliquez sur une image pour tout visionner. Suite de l’article ci-dessous.
Charlotte Schmitz n’a pas de maison fixe à elle, mais adore regarder dans celles des autres. Et quand, il y a quatre ans, elle déménage dans le quartier traditionnel de Balat à Istanbul (Turquie), elle se retrouve face à des fenêtres dont les rideaux lui empêchent de voir à l’intérieur. Charlotte n’a alors qu’une idée en tête : observer ce qui se cache derrière. Elle y découvre un monde de femmes qui, pour sortir de la monotonie de leur quotidien, se construisent un univers aux apparences de conte de fée, entre fêtes célébrées avec faste et cocon familial aux couleurs pop.
Quand en 2013 Charlotte Schmitz pose ses valises à Istanbul, elle choisit le quartier qui la dépayse le plus, Balat. Elle veut y apprendre le turc et découvrir les traditions en rencontrant ceux qui les vivent au quotidien. Balat est un des plus vieux quartiers d’Istanbul habité par des familles traditionnelles turques, kurdes et roms. En grec, ce nom signifie palais. Et quand on regarde la vie qui se cache derrière les devantures bariolées, on en comprend mieux la signification : mariages et célébrations y sont monnaie courante et la vie des femmes qui y demeurent se barde de couleurs de fête pour atténuer la monotonie du quotidien, orienté vers le maintien du bien-être du foyer. Charlotte a voulu comprendre ce qui faisait les joies et les peines de ces femmes qui regardent des séries télé à l’américaine, mais qui vivent dans l’environnement conservateur qui les a vu naitre.
Sa série « çok güzelim, çok güzel » (« I’m so beautiful, I’m so beautiful ») est comme le pendant visuel de la chanson rom du même nom qui résonne lors des mariages et derrière les murs des maisons.
Comment est née cette série ?
Je voulais habiter à Istanbul et apprendre le turc. Quand j’y suis allé pour visiter la ville, j’ai découvert un peu par hasard, sur les recommandations d’une femme rencontrée dans la rue, le quartier de Balat. J’y suis restée une semaine, sans y faire grand chose à part flâner et boire du Çay (thé en turc). C’est un très vieux quartier, et j’en suis tombée amoureuse. Je n’avais pas de projet photo en tête à ce moment-là, mais c’était déjà clair que j’irai y vivre en déménageant à Istanbul.
Même avant d’aménager, j’étais invitée à des mariages. Et si tu vas à un mariage à Balat, tu connais tout le monde. Je me suis donc retrouvée invitée à plein de mariages, de familles roms, kurdes et turques traditionnelles. Et une fois installée, j’ai commencé à rencontrer des gens et mes voisins. Je crois qu’au final, plus de personne me connaissait dans le quartier que moi j’en connaissais, car tout le monde est au courant quand quelqu’un de nouveau vient s’installer. Aujourd’hui le quartier se gentrifie donc c’est un peu différent.
Parallèlement, je suis devenue très curieuse de ce qu’il se passait derrière les rideaux. En Turquie, les rideaux font que tu ne peux pas voir à l’intérieur, de jour comme de nuit, et ça a aiguisé ma curiosité. Depuis toute petite, j’aime aller dans les maisons des gens et découvrir les intérieurs. Mais là, je ne pouvais pas le faire depuis la rue. Or comme ce sont des familles traditionnelles et conservatrices qui y vivent, ces intérieurs sont réservés aux femmes. Les espaces privés et les espaces publics sont très séparés : les hommes doivent être dehors, dans la rue, qu’ils travaillent ou non, et ils ne sont pas vraiment autorisés à rester dans les maisons.
À un moment, j’ai réalisé que je ne connaissais pas le mari, ou le père de certaines de mes amies. Je n’ai jamais rencontré le mari d’une famille de laquelle j’étais très proche et chez qui j’allais tout le temps. Je dormais pourtant chez eux, et je voyais les enfants grandir, comme si c’était ma propre famille. Lui dormait parfois au travail, ou rentrait tard et partait tôt.
Aucune des filles ne va à l’université, ne lit ou ne fait une pratique artistique, les plus jeunes finissent très tôt l’école, et la vie est très orientée vers la recherche d’un partenaire, le fait de se marier, de faire des enfants, puis de s’occuper d’eux et de la maison. Je crois que c’est une des raisons pour laquelle ils célèbrent autant de fêtes. Il y a beaucoup de mariages, mais aussi des anniversaires pour fêter les un ans par exemple et qui ressemblent à des mariages. Ils célèbrent tout de manière un peu folle. Surtout les Roms. Et tout est dans le fait de montrer et d’être vus.
Et puis comme à chaque fois que je rendais visite à mes voisines ou mes amies ou que je me rendais à une célébration, j’avais mon appareil photo avec moi, j’ai pris l’habitude de les photographier. Le projet s’est donc naturellement orienté sur les femmes et j’ai décidé de continuer à me concentrer sur elles.
Il y a beaucoup de lumière et de couleurs dans tes photos. Pourquoi ?
Les couleurs dans les maisons sont vraiment comme cela, très fortes, et les intérieurs, kitsch. La seule chose que je fais, c’est d’utiliser un flash et de sur-exposer. J’aime ce type d’esthétique et je trouve que cela fonctionne particulièrement bien avec ce projet car cela crée l’impression d’être dans une bulle enchantée.
Et c’est vraiment cela : ces femmes ont une vie assez monotone et créent un monde à elles pour avoir une belle vie, ou une meilleure vie. Elles regardent bien sûr toutes ces séries télé qui montrent des vies très ouvertes, des personnes qui font ce qu’elles veulent, ce qu’elles n’ont et ne font pas. Le système dans lequel elles vivent est très strict et patriarcal, elles ne sont pas autorisées à agir comme elles le souhaitent.
Certaines photos m’intriguent. Celle avec l’homme découpé de la photo de mariage par exemple.
C’est la photo d’une très bonne amie avec qui j’ai passé énormément de temps. Je l’avais vu à côté du lit et je me disais que c’était un peu fou comme image. Elle m’a raconté qu’elle avait divorcé de cet homme car il buvait et qu’au bout de quelques années, il était devenu violent. Comme elle s’aimait bien vêtue de sa robe de mariée, elle l’a juste découpé pour conserver l’image.
L’autre fois, tu m’as dit avoir fait une exposition dans ta maison à Balat avant de déménager, et que tu y avais invité tout le quartier le soir du vernissage. Comment ont-ils réagi en découvrant les images ?
De nombreuses femmes que j’ai photographié sont venues, tous mes voisins proches sont venus. J’avais vidé les quatre étages de ma maison, exposé les photos partout et organisé un live de musique de mariage rom. J’avais choisi de ne pas montrer toutes les images, en me disant que sur celles-ci on en voyait peut-être un peu trop, ou qu’on risquait d’y reconnaitre quelqu’un ou quelque chose. L’exposition montrait des situations intimes que normalement, les gens ne voient pas. Beaucoup de femmes avec qui je passais mon temps sont couvertes quand elles sortent, mais quand je les prenais en photo à l’intérieur, elles n’y étaient pas. J’avais donc fait en sorte qu’on ne voit pas leurs visages sur certaines photos, en jouant sur le cadrage par exemple.
Il y a juste eu une fille qui fut en colère en voyant une photo d’elle devant le hammam. Elle s’est sûrement reconnue à cause de ses vêtements, mais sur l’image on ne voit que ses jambes et un bout de sa robe. Un autre jour que celui du vernissage par contre, une amie est venue avec quelques amis, son frère et un homme qui ne faisait pas partie de sa famille. Je leur ai montré l’expo jusqu’à ce que je réalise que nous nous trouvions devant une photo d’elle sans voile. Et son frère qui s’exclame devant cet homme qui ne l’avait jamais vu découverte, « Oh regarde ! C’est toi ! ». J’avais peur que la situation tourne mal, mais la fille a juste réagi en blaguant, « Maintenant tu as vu mes cheveux magnifiques ! ». Les jeunes gens ne sont pas si conservateurs que cela, ce sont plus les structures au sein desquelles ils vivent qui le sont.
Et puis surtout ce vernissage, c’était pour moi l’occasion de créer un pont entre les deux mondes auxquels j’appartiens à Istanbul. J’ai vécu à Balat, j’y ai appris le turc, les traditions et de très nombreuses choses sur la culture turque. Mes autres amis qui vivent dans des quartiers comme Taksim ou Kadıköy sont athées, modernes, et votent à gauche, alors qu’à Balat, les gens sont conservateurs et votent majoritairement Erdogan, l’AKP (Parti de la justice et du développement. – NDLR). Et ces deux visages de la Turquie ne communiquent pas, ils n’ont rien en commun, ou plutôt pensent qu’ils n’ont rien en commun, alors que si. C’était donc très important pour moi de montrer pour la première fois ces photos à Balat, de faire cette exposition dans cette maison, et d’y rassembler ces deux mondes.
Cette nuit là, les gens ont dansé et fait la fête ensemble. À un moment, il devait bien y avoir 200 personnes, avec plein d’enfants courant partout dans la maison, et la police est venue plusieurs fois. C’était super, exactement comme je l’espérais ! J’avais acheté une barbe à papa géante avec plein de petites barbes à papa dessus, ainsi que du henné, symbole de fertilité et de séparation entre la jeune mariée et sa mère.
Une chose que j’ai adoré fut que de nombreuses personnes que je connaissais, mais de qui je n’étais pas proche, sont venues et m’ont félicité pour mon mariage. Ce qui bien sûr n’était pas le cas, mais passait parfaitement avec le travail photo.
Qu’as-tu appris personnellement pendant ces deux ans et demi à Balat ?
J’ai appris à très bien effectuer les danses roms (rires). Mes amis turcs se moquent toujours un peu de moi en disant que je suis devenue plus turque qu’eux. Je connais tout le monde dans les rues du quartier, j’y ai des amis qui sont comme une famille pour moi. Finalement, je crois que je suis devenue une personne de Balat.
Charlotte Schmitz est une jeune photographe originaire d’une minorité danoise en Allemagne. Elle vit principalement à Berlin et Istanbul, mais vous pouvez la trouver un peu partout. Découvrez d’autres images de la série « çok güzelim, çok güzel », ainsi que ses autres travaux sur son site Internet : charlotteschmitz.com.