Dans deux jours, Halloween verra défiler ses cortèges de mini-sorcières, squelettes, vampires et autres citrouilles maléfiques en quête de sucreries. Dans ce hit-parade de l’horreur, le fantôme a un peu perdu de sa superbe, peut-être à cause d’un déguisement trop simpliste donc peu viable économiquement. C’est pourtant la figure qui entretient le rapport le plus étroit avec la photographie. Entre science et croyance, trucage et apparition, la photographie traque ou crée des fantômes qui viennent hanter les vivants.
« Je cherche à créer des photos chargées de temps ». La phrase de Daisuke Yokota, résonne comme cette quête impossible de la photographie spirite : faire apparaître le passé à l’intérieur du présent. Yokota installe lui-même sa pratique dans un temps singulier : il développe ses photos avec différentes techniques expérimentales qui vont altérer l’image. Puis il photographie à nouveau le tirage. Développe la photo obtenue. La photographie encore. Et encore. Ainsi jusqu’à une dizaine de fois. Dégradant l’image de départ pour parvenir à autre chose : révéler l’invisible. La fameuse aura propre à l’oeuvre d’art, théorisée par le philosophe Walter Benjamin. Silhouettes fugitives, les personnages de Daisuke Yokota semblent errer dans un monde intermédiaire, version moderne du fantôme.
Il n’est guère surprenant que la photo de revenants… revienne à intervalles réguliers. Dans l’histoire de la photographie, elle connait son âge d’or à la fin du XIXème siècle, avec la vogue du spiritisme, mais aussi l’essor de la recherche scientifique désireuse de repousser toujours plus loin les limites du possible. Ainsi la photographie devient-elle porteuse de toutes les expériences, de tous les fantasmes et bien sûr, de quelques supercheries. Fluide, aura, corps astral, les photographes cherchent l’impossible et prétendent même parvenir à donner une image de la pensée…
Commandant Darget, photographie de la pensée, 1896
Peu importe alors que les trucages soient grossiers et démontrés lors de procès passionnés : le public veut croire au retour des disparus. Et les fantômes peuvent flotter dans la nuit avec grâce, dans des images atteignant parfois à une vraie puissance d’évocation.
Albert von Schrenck-Notzing, matérialisation d’un visage de femme produit par le médium Eva C., 1912
Seulement voilà : en cent ans, les spectres ont bien changé et ils ne veulent plus rester confinés dans des châteaux en ruine, à savourer des plaisirs éthérés. Armé de son flash infrarouge (donc invisible dans le noir), ce sont des fantômes bien plus charnels que saisit Kohei Yoshiyuki dans The Park. S’immisçant dans les parcs de Tokyo abritant des activités sexuelles nocturnes et du voyeurisme organisé, il crée une esthétique associant le fantastique au pulsionnel. Cette étrangeté n’est pas sans rappeler certaines ambiances des films de David Lynch (influence fortement revendiquée par Daisuke Yokota).
Kohei Yoshiyuki, The Park, 1979
Kohei Yoshiyuki, The Park, 1973
Donner un corps à l’invisible, c’est aussi ce que cherche Michel Séméniako lorsque, adaptant sa technique de light-painting à un sujet social, il réalise sa série L’Exil : mettre en lumière les corps des clandestins, comme le font les caméras thermiques utilisées pour les traquer. Donner une substance à ceux que nous refusons de voir, à ceux qui n’ont pas de lieu.
Du spectre, il ne peut subsister que le vêtement : le suaire du fantôme, un simple linge flottant en apesanteur. C’est peut-être cela que photographie Corinne Mercadier, rendant au vêtement l’aura de celui ou celle qui l’a porté. Une présence surnaturelle, un pur phénomène.
Corinne Mercadier, Glasstype 17, 1999
Corinne Mercadier, Glasstype 16, 1999
Créer des photos chargées de temps, ce sont les mots de Daisuke Yokota. La photographie ne croit peut-être plus aux fantômes, mais par-delà le document ou la mise en scène, elle peut se choisir une troisième voie : celle de tenir un instant, dans son cadre, la transformation permanente des formes de vie.
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué
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