La photographie et le train sont apparus à la même époque, au milieu du XIXe siècle. Et nous allons voir que les deux inventions entretiennent des liens plutôt inattendus. Dans ces premières années de la conquête de l’Ouest américain, les photographes ont largement documenté la rivalité entre les deux lignes de chemin de fer engagées dans la liaison de l’est à l’ouest du pays. Mais c’est surtout, quelques années plus tard, le thème des hobos, ces vagabonds itinérants voyageant clandestinement dans les trains de marchandises, qui a inspiré plusieurs générations de photographes. Appareil photo en bandoulière, sautons dans le train en marche.
Une légère partialité nous pousserait à affirmer que la photographie est l’invention majeure apparue au XIXe siècle. Je crois qu’il serait pourtant plus juste d’attribuer ce premier rôle au train : parce qu’en favorisant la circulation des biens, il va bouleverser l’économie planétaire. Parce qu’en arrachant les personnes à leur cadre de vie, il va modifier les consciences en profondeur. Mais aussi parce qu’il crée un nouveau type d’individu : le spectateur immobile. Celui qui regarde défiler le paysage comme s’il feuilletait un livre de photographies. Et qu’à l’intérieur même du boîtier photographique, le film est entraîné comme sur des rails et défile, une image faisant déjà oublier la précédente. Tatac-tatoum, tatac-tatoum.
Nous sommes en 1929, l’Amérique de la Grande Dépression. Les hobos existaient déjà depuis un demi-siècle : ces travailleurs saisonniers s’embarquaient clandestinement dans les trains pour migrer d’un bout à l’autre du pays. Mais en 1929, avec la paupérisation et l’assèchement des terres agricoles, le phénomène devient massif. Les premiers apparaissent dans l’objectif de John Vachon. Les photographies ne sont pas misérabilistes, elles restent à distance, plus documentaires que réellement engagées. John Vachon fera ensuite partie, de 1935 à 1942, de l’équipe des photographes de la FSA (Farm Security Administration – ils documenteront et soutiendront, par leurs photographies, le programme de relance du président Roosevelt).
© John Vachon
© John Vachon
Le hobo va alors imposer sa figure mythique dans l’imaginaire américain : son indépendance et son goût pour la liberté l’imposent comme une sorte de précurseur du road trip. Comme lui, Jack Kerouac prendra la route et deviendra le symbole d’une manière de voyager en opposition au voyage touristique. Le mythe est si fort qu’il perdure : en 1986, John Vink, photographe de l’agence Magnum, accompagne Gypsy pendant 4 jours et 4 nuits. Travaillé dans des compositions élégantes, le noir et blanc renforce ici une image plus méditative, entre ombre et lumière. Mais aussi, dans une lecture traditionnelle de l’image de la gauche vers la droite, la photographie interroge subtilement : ici, le personnage regarde son passé qui s’éloigne.
© John Vink
Là, passé et avenir sont comme deux ouvertures béantes dont il est préférable de ne pas trop s’approcher de peur d’y tomber.
© John Vink
Et enfin vint Mike Brodie : il ne photographie pas, il est. Pendant quatre années, entre 2002 et 2007, il sillonne les Etats-Unis et partage cette vie d’errance avec ses compagnons de rencontre. Sa légende le présente comme un autodidacte dénué de technique et d’éducation artistique : difficile à admettre tant ses photographies semblent habitées. Puissant sentiment d’authenticité — les couleurs nous restituent la fatigue, l’inconfort et la crasse. Le regard sait être cru mais aussi plus élaboré pour capter les lieux, les matières, la vitesse. Il sait surtout s’approcher des êtres jusqu’à leur donner une épaisseur de chair, d’os et d’émotions.
© Mike Brodie
© Mike Brodie
© Mike Brodie
© Mike Brodie
© Mike Brodie
© Mike Brodie
Les photographes ne voyagent décidément pas en première classe. Et s’ils devaient sauter du train en marche, ils auraient intérêt à avoir bien protégé leur appareil. Contrôle des billets, s’il vous plaît.