C’est un des grands pouvoirs de la photographie : elle n’a pas besoin de tout montrer pour être comprise. Mais elle balance souvent entre l’impact (« Le choc des photos », disait la formule) et une approche allusive plus subtile. Deux stratégies différentes derrière lesquelles l’éthique rejoint l’esthétique.
Montrer ou suggérer ? Je suis professeur et lorsque je travaille avec des groupes d’enfants (8-12 ans), je leur propose un exercice de composition et d’analyse d’image : je leur présente une photo comportant 4 à 5 éléments principaux. L’un d’eux, en plein centre de l’image, est un personnage que le cadrage coupe au milieu du corps et dont on ne voit que la partie inférieure.
Ce personnage porte des bottes et la crosse d’un fusil repose contre son pied. Je laisse la photo pendant une minute, le temps que les enfants se plaignent de l’avoir trop vue. Puis je la cache et leur demande de dessiner sommairement les principaux éléments de la photo et de les positionner dans le cadre.
C’est le personnage qui est intéressant : tous les enfants vont représenter un soldat (alors qu’il y avait peu d’indices), mais surtout, 90 % d’entre eux vont dessiner le soldat en entier. Inutile de tout montrer, une partie du personnage a suffi à le rendre entièrement présent.
Alors pourquoi choisir de tout montrer ? Afin de témoigner répondront ceux et celles qui portent la vérité comme un étendard. Et ils ont raison car il ne s’agit pas seulement de tout montrer à l’intérieur de l’image. Il s’agit de tout montrer du monde : d’élargir le champ d’investigation de la photographie à tout ce que nous ne savons pas ou à tout ce que nous ne voulons pas regarder en face.
Mais ils ont tort aussi : car de quel droit nous imposer ce que nous devons regarder ? Et certaines images ne sont-elles pas le plus sûr moyen de détourner notre regard ?
En 1996, le très controversé Oliviero Toscani (il est le photographe/concepteur des campagnes publicitaires de Benetton si ambigües), publie un numéro du magazine Colors consacré à la guerre et à ses conséquences. Gros plan sur un visage à la cervelle explosée, jambes d’enfant aux chairs en lambeaux laissant apparaître les os à nu : toute une pornographie de la violence meurtrière s’étale en pleine page.
Des photos si crues qu’elles sont devenues introuvables, y compris sur le web. A un degré moindre, la célèbre photographie de Susan Meiselas (prise pendant la guerre civile au Nicaragua, en 1978) charrie aussi son lot de questions éthiques : l’impact de ce tronc sectionné est-il amoindri par la proportion réduite qu’il occupe à l’intérieur du cadre ? La beauté du paysage alentour le rend-elle moins crû et plus tolérable ?
Susan Meiselas, « Cuesta del Plomo, Managua », 1978
La question semble alors être : est-il indispensable d’appuyer là où ça fait mal ? Elle est pourtant plus complexe car elle se situe au carrefour du désir voyeuriste du spectateur, de l’éthique du photographe et de l’oeil de la censure. C’est donc sans surprise que les deux domaines les plus affectés par cette problématique sont la violence et le sexe.
Quand Larry Sultan photographie sa série « The Valley » portant sur l’industrie du film pornographique, il choisit justement de ne rien montrer et s’amuse même en développant toute sorte de stratégies d’évitement : cadrages, premiers plans dissimulant l’action, angles de vues soigneusement choisis. Le photographe contourne la censure, titille le spectateur et s’amuse à montrer qu’il ne montre pas. Déplacé, le propos de la série s’en trouve enrichi.
Larry Sultan, « Cabana », 2000
Alors, faut-il préférer la vérité nue parce qu’elle nous propose une expérience directe ? Ou est-il plus intelligent de mettre en place des formes indirectes ?
Les deux postures sont bien sûr légitimes et il convient de mettre aussi en avant la responsabilité du support (presse, exposition) qui présente les photographies. Et d’autres voies sont encore possibles : ainsi, Gustavo Germano dénonce les enlèvements et disparitions perpétrées par la dictature argentine de 1976 à 1983. Son dispositif prend pour point de départ une photographie de famille en demandant aux protagonistes de rejouer la scène au même endroit des années plus tard (on appelle cela une reconduction).
D’une efficacité redoutable, l’incomplétude de la seconde image révèle le manque de ceux que la dictature a ôté à leurs proches. Ici, ce n’est ni tout montrer, ni suggérer, c’est montrer l’absence. La photographie a décidément bien des pouvoirs.
Gustavo Germano, « Orlando René Mendez, Laura Cecilia Mendez Oliva, Leticia Margarita Oliva, 1976 » et « Laura Cecilia Mendez Oliva, 2006 »
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué.
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