Au premier abord, ce sont de magnifiques photographies des Alpes bavaroises que nous présente le photographe allemand Andreas Mühe durant le Mois Européen de la Photographie de Berlin. Sauf que dans ces belles montagnes, répondant au nom d’Obersalzberg, Adolf Hitler y avait élu résidence. Et qu’à y regarder de plus près, noyés dans le paysage, on finit par distinguer des uniformes nazis dont les possesseurs urinent dans la neige immaculée. Mais que se trame-t-il donc à Obersalzberg ? Rencontre.
Andreas Mühe, SS-Mann am Watzmann, 2011, Cibachrome. Courtesy: Sammlung Wemhöner and carlier | gebauer
Cet article fait partie du dossier : Mois de la Photo, et si on faisait un tour à Berlin ?
A tout juste 35 ans, ce photographe allemand originaire de l’ancienne ville de RDA Karl-Marx-Stadt, aujourd’hui Chemnitz, a déjà une belle carrière derrière lui : plusieurs livres, dix ans de photographies de presse et un certain nombre d’hommes et femmes politiques passés devant son objectif, d’Angela Merkel à Barack Obama. Il faut dire qu’Andreas Mühe ne manque pas d’audace et que ses photos, réalisées avec le plus grand soin, nous apparaissent comme des capsules de perfection technique au style romantique et ombrageux. Pour son dernier projet, il s’est rendu à Obersalzberg, de belles montagnes á côté de la ville de Berchtesgaden.
Quand j’ai demandé à Andreas comment il était devenu photographe, il m’a répondu : « J’ai suivi une formation de photographe puis j’ai assisté [ndlr. des photographes] pendant 3, 4 ans. Donc vraiment que de la pratique. Je n’ai pas étudié, j’ai vraiment appris à partir de zéro. Du début à la fin. ». Au fil de l’interview, il ajoute : « Mon père était comédien et ma mère est metteuse en scène. J’ai grandi ainsi. »
Une formation technique, un intérêt marqué pour le théâtre et la mise en scène : de ces deux facteurs, une alchimie est née. Ses photos sont construites comme des décors de théâtre, dont la beauté, qui nous fait penser aux peintures de Caspar David Friedrich dont il en parle comme d’une inspiration, dévoile une fascination pour le pouvoir qui dérange.
D’une photographie théâtrale à une mise en scène du pouvoir
« L’espace détermine tout »
Qu’il s’agisse de portraits, d’intérieurs ou de paysages, les photographies d’Andreas Mühe nous donnent le sentiment d’être sur une scène de théâtre. Rien n’y est laissé au hasard. Chaque détail a sa place, chaque paramètre est calculé :
« Structure, attitude, tout. L’espace détermine tout : l’espace, c’est l’espace de vie, l’architecture, la nature… et à l’intérieur, réintégrer l’homme ou l’y mettre à la bonne taille. Ma tentative, c’est ca. » On pense à son portrait d’Angela Merkel prise dans le jardin botanique de Berlin : perdue dans la végétation, elle n’en garde pas moins sa prestance de femme politique.
Andreas Mühe Richter Walk 2005
Museo Silver Rag. Courtesy: Sammlung Wemhöner and carlier | gebauer
« Que se passe-t-il dans les prochaines secondes ? Que fait-il ? » Ces questions que le spectateur se pose en regardant ses photos, comme s’il était au théâtre… « Il doit toujours se passer quelque chose, n’importe quoi que ce fût. »
Dans cette mise en scène, « tu vois encore quelque chose, une bandelette rouge par exemple, aussi petite que ça [il me le mime], et il se passe déjà quelque chose. Un détail de rien et alors le film qui se déroule dans ta tête a déjà commencé… ».
Andreas parle comme il photographie : par énigmes. Il laisse des traces, des indices, des symboles, des « détail[s] de rien ».
Cette théâtralité confère à chaque personne, à chaque détail (im)prévu inclus dans le cadre l’aura dont sont pourvus les comédiens sur scène. Leur présence n’est pas là par hasard : assurément, elle compte. « Il ne s’agit parfois que d’allusions : il y-a-t-il quelque chose, n’y a-t-il rien, est-ce possible, est-ce impossible ? Ça alors, n’est-ce pas ? ».
Et même quand il s’agit de portraits : « Il ne s’agit pas pour moi de simplement prendre un portrait en soi mais… Je trouve qu’un portrait peut aussi être beaucoup plus grand [que ce qu’il semble être]. Un portrait montre aussi l’espace. Et tout est une scène naturellement. »
Andreas Mühe Springer 1, 2009, Museo Silver Rag, Courtesy: Sammlung Wemhöner and carlier | gebauer
En 2012, le photographe accompagne le groupe de musique allemand « Rammstein » dans sa conquête de l’Amérique. Entre les backstages et les concerts bondés, le groupe traverse les Etats-Unis dans leur voiture. Lors des haltes, Andreas Mühe en photographie les membres : engloutis par les paysages (Arizona, Colorado), leurs corps nus se tiennent droits, statiques, de dos.
Quand je lui parle de ces images, de l’impression que j’en ai, d’hommes devenus pratiquement minuscules dans un paysage infini, il me répond : « Il s’agit toujours de paysage au final. ». Entendons, de cet espace dans lequel nous nous tenons, en représentation.
Il s’agit de belles images assurément. Ne faut-il y voir qu’une simple préoccupation esthétique de la part du photographe ? Pas vraiment. C’est en réfléchissant sur la manière dont un homme se met en scène, pose devant la caméra et évolue dans un certain espace que le photographe en est venu à s’interroger sur la manière dont le pouvoir se met en scène : « Et ensuite, il devient intéressant de se demander: comment le pouvoir se représente-t-il ? Que ce soit le pouvoir en politique ou le pouvoir dans une grosse entreprise, c’est partout pareil. C’est ce qui occupe mes recherches. »
Photographier le pouvoir
Dans sa série « A.M. Guck mal, Mutti », publiée en exclusivité dans ce numéro de Monopol, il souligne les gestes et l’attitude qu’Angela Merkel, chancelière allemande, adopte, en tant que personne publique, à l’égard du pays qu’elle dirige. En juin 2013, A.M. (Andreas Mühe) photographie une sosie de A.M. (Angela Merkel). Il l’emmène faire un « voyage à travers la patrie. Derrière Vitre blindée » et l’immortalise de dos, observatrice d’un monde auquel elle ne semble pas vraiment appartenir : de la célèbre Loreley au bord du Rhin au port de Hambourg en passant par un bain de foule, jamais elle ne sort de son cocon de cuir et d’acier. Le photographe analyse la distance physique inhérente aux rapports de pouvoir. Distance de protection et maîtrise de soi : écrans entre la personnalité politique et les citoyens.
Andreas Mühe Prora Wiek, 2004, Museo Silver Rag. Courtesy: Sammlung Wemhöner and carlier | gebauer
De l’esthétique au pouvoir, Andreas s’interroge : quelle est l’esthétique du pouvoir ?
De ses photos du Village Olympique de Berlin construit à l’occasion des Jeux Olympiques d’été de 1936 à celles de Prora, station balnéaire nazie au bord de la mer Baltique, Andreas Mühe fleurte, dans son livre ABC, avec le thème du national-socialisme.
Obersalzberg « est né de ces anciens travaux. » « Dans mon premier livre,« ABC », j’ai fait beaucoup d’esthétisme. « Obersalzberg » , c’est la réponse : non seulement recourir à une esthétique, mais également en dire quelque chose. Ce projet consiste en une déclaration. »
« Obersalzberg »: Plongée dans l’esthétique d’une dictature
De Walter Frentz à Andreas Mühe
« Obersalzberg » est né de l’étude des images réalisées par Walter Frentz à Obersalzberg. Membre de la SS et cadreur de Leni Riefenstahl pour ses documentaires, Walter Frentz était, avec Heinrich Hoffmann et Leni Riefenstahl, un des photographes qui gravitaient autour d’Hitler et du parti.
Au cours des retraites d’Hitler dans sa résidence d’Obersalzberg, le photographe réalise des clichés en couleur du « Führer », de son entourage (sa compagne Eva Braun, sa chienne Blondi), des élites nazies et des paysages environnants. Photos semi-privées, semi-publiques, elles appartiennent à ces images qui voulaient donner une vision sympathique de l’homme.
Les environs de Berchtesgaden et ses montagnes furent un des lieux clés de l’iconographie de propagande national-socialiste : « Les montagnes sont sublimes, le « Führer » l’est aussi. » (Obersalzberg, p. 67).
Dans ces images historiques, Andreas étudie les poses, les attitudes, la manière dont les nazis évoluent dans ce paysage idyllique et s’y mettent en scène. Il s’interroge alors, en opérant leur reconstitution, sur les relations qu’entretiennent les nazis avec cet espace naturel et sur la « nazification d’un paysage » (Obersalzberg, p. 66) qui reste marqué, ou pas, par leur passage. Comment un homme s’approprie-t-il l’espace par sa présence ? Dans ses paysages, pas de visages. Seules l’attitude et l’uniforme comptent.
« La mise en scène se fait à partir de rien parce qu’à Obersalzberg, à Berchtesgaden, il n’y a pas grand chose, il y a encore quelques maisons, mais c’est tout. De quelle manière s’y prend-t-on avec ça et il y a-t-il encore quelque chose là ? Est-ce que l’homme reçoit quelque chose du caractère sublime de cet endroit : oui ou non ? Un homme est debout devant la montagne, est-ce que quelque chose déteint ou pas ? Est-ce l’homme qui utilise la montagne ou la montagne qui utilise l’homme ? »
Andreas Mühe, Am Obersee, Cibachrome. Courtesy: Sammlung Wemhöner and carlier | gebauer
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Le nazi qui urine marque son territoire.
Mühe veut remettre l’homme à sa juste place et déjouer l’arrogance que confère le pouvoir :
« À la fin, il n’y a plus que le paysage ou il n’y a plus que la nudité. L’uniforme n’a pas d’importance, l’homme dans le paysage n’a pas d’importance,… La nature répond d’elle-même et occupe l’espace dont elle a besoin. C’est pourquoi, il y a de telles photographies de paysage dans « Obersalzberg », il s’agit là du point de vue classique, dans le même genre que les cartes postales de cette époque… Est-ce que tu peux le changer ce regard ? Non. Cette manière de voir existe toujours. La nature et la beauté de la nature continuent d’exister. Que tu l’utilises en tant que nazi ou non, qu’importe la dictature dont il s’agit, qu’importe la forme qu’elle prend. »
« Obersalzberg », pure provocation ?
Assurément, les photos d' »Obersalzberg » fascinent : l’abject, le vulgaire et l’arrogance des nazis entachant le sublime des paysages ne parviennent pas à nous détourner des images. Au contraire, ce contraste nous captive. Pure provocation ? Non. Cette cohabitation du beau et du vulgaire produit quelque chose d’autre.
Quand j’ai souligné à Andreas le caractère potentiellement provocant de son travail, il m’a répondu :
« Evidemment [que ça peut être provocant]. Mais quand l’image ne suscite rien, alors ce n’est que de la décoration. « Obersalzberg » n’est pas provoquant uniquement pour provoquer. On doit quand même travailler les thèmes qui font quelque chose. Tu dois casser les choses ou… Tu ne peux tout de même pas ennuyer les gens ? Sinon tu peux aussi acheter la photo d’un bel éléphant, en noir et blanc, et l’accrocher au mur. Tu vois ce que je veux dire ? Une belle photographie animalière.
OAI13 : C’est peut-être une belle photographie, mais dépourvue de sens.
Oui exactement. Personne n’en a besoin. C’est juste ennuyeux. »
Pour Andreas, il faut oser regarder en face les choses qui font peur. Quand un thème dérange, gêne ou est encore sujet au tabou, alors il faut chercher à l’analyser, à le travailler. Se pencher sur la manière dont communique la dictature nazie, sur ses mécanismes de pouvoir, c’est un peu chercher à maîtriser ces horreurs passées qui nous dépassent pour les surmonter. À dégonfler le mythe pour le remettre à sa place.
Pourquoi « Obersalzberg » en 2014 ?
Ce travail sur la représentation du pouvoir et de soi n’est pas à lire au passé : « Ce projet tente de photographier cette forme de représentation, mais aussi naturellement de le tirer vers le présent. »
C’est-à-dire de mettre en exergue la théâtralité que l’on insuffle à nos vies par la quête constante d’une représentation positive de soi.
Pourquoi traiter de ce thème à travers le nazisme ? Parce que « cette époque avait poussé cette mise en scène esthétisée à l’extrême. »
Andreas Mühe, Selbstbildnis, 2012, Ciberchrome. Courtesy: Sammlung Wemhöner and carlier | gebauer
Il nous explique : « On peut aussi traduire « Obersalzberg » dans les temps actuels. Cette permanente photographie, cette permanente représentation. En chaque occasion, on prend une photo : « je suis là », « là je suis avec mes amis », « là je suis avec mon chef, ma nouvelle voiture, mon nouveau… » C’est toujours la même chose : une mise en scène. Il n’y a pas de forme plus claire de mise en scène que celle autour du IIIème Reich et d’Hitler. (…) La pose : qu’est-ce que c’est ? Finalement, ça n’a pas d’importance que l’homme photographié soit nazi : c’est notre temps actuel. »
Qu’est-ce qu’une image peut transporter ? Comment une dictature se met-elle en scène ? Qu’est-ce que poser ? Autant de questions que se pose le photographe dans « Obersalzberg » et qui ne se limite pas à ces heures sombres de la politique allemande. Ses photos sont là pour nous interpeller, nous bousculer, nous faire réfléchir… « Mais finalement, ce que je dis, ça n’a pas d’importance. Ce qui est intéressant, c’est comment toi tu trouves ce projet, comment les gens le trouvent, et ce qui se passe avec eux. » nous dit Andreas.
Ce à quoi il ajoute un peu plus tard : « Le mythe du mythe est conscient de ce qu’il est, de ce qu’il diffuse et naturellement l’utilise pour communiquer à nouveau la dictature. ». La forme de représentation que se donne une dictature crée le mythe : si la photographie peut entretenir et diffuser ce mythe, elle peut aussi le déjouer. C’est le pari d' »Obersalzberg », gagné avec succès.
Pour aller plus loin :
– Il expose une partie de son travail « Obersalzberg » au Martin Gropius Bau durant le Mois Européen de la Photographie de Berlin jusqu’au 15 décembre prochain
– Son site : andreasmuehe.com
– Pour découvrir son travail : schierke.com
– Il a, entre autres, publié deux livres aux éditions Distanz : Andreas Mühe – ABC (2011) et Obersalzberg (2012)
– Il est représenté par la galerie Carlier | gebauer et est membre de l’ADAGP, société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques.
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