Si le Canada n’a pas connu une crise économique de la même ampleur que son voisin au Sud, les Etats-Unis, il n’en a pas été entièrement épargné. Christopher Katsarov Luna, photographe basé à Toronto en Ontario, a été témoin de la détresse des travailleurs du secteur manufacturier et s’inquiète du peu d’attention qui leur est accordée. La série «Heartland» est à la fois un hommage à ces ouvriers et une mise en garde.
| Texte par Laurence Butet-Roch, images par Christopher Katsarov Luna.
Le secteur industriel L à Hamilton, Ontario. En 2013, le fabricant d’acier Stelco y a cessé ses opérations.
© Christopher Katsarov Luna
► ► ► Cet article fait partie du dossier : Le Canada sans les clichés
OAI13 : Pourquoi as-tu commencé à photographier le quotidien des ouvriers en Ontario?
Christopher Katsarov Luna : Dès que j’ai été en âge de le faire, j’ai toujours eu à travailler. J’ai grandi à Weston, un quartier très industriel de Toronto. J’ai occupé des postes peu glorieux dans des entrepôts, des cuisines, des usines. Ainsi, j’ai pu payer mes études universitaires et obtenir ma licence en développement international. Même si, au fond de moi, je savais que je voulais être photographe, je ne pouvais pas me permettre de ne pas avoir un emploi à temps plein. Du coup, j’ai accepté un poste auprès de la Commission des relations de travail de l’Ontario qui exigeait que je voyage à travers la province pour aller à la rencontre des travailleurs. J’en ai profité pour prendre des photos.
Dan travaille depuis plus de 30 ans pour l’Ontario Northland Railway, propriété du gouvernement de l’Ontario. En 2012, la province y a annoncé des coupes qui affecteront plus de 1000 personnes.
© Christopher Katsarov Luna
Qu’est-ce qui t’a le plus marqué?
La réalité sur le terrain est très différente du mythe de la classe ouvrière. Ça n’a rien à voir avec l’image que conjure Bruce Springsteen dans ses chansons. Les expériences sont bien sûr très diverses mais, de manière générale, le secteur manufacturier est en déclin depuis le début du millénaire. En 13 ans, plus de 290,000 personnes ont perdu leur emploi dans ce domaine. Les forces du marché international sont telles que les entreprises investissent dans des solutions technologiques qui demandent moins de main-d’œuvre. En conséquence, le taux de syndicalisation est en chute libre et les conditions de travail se détériorent. Les ouvriers se battent becs et ongles pour boucler leur fin de mois alors que leurs employeurs font de même pour réduire les coûts de production. Des personnes comme Julia (la Potra) Wilson qui a passé 17 ans à travailler pour «son cher Heinz» à Leamington Heinz’, se retrouvent aujourd’hui non seulement sans emploi, mais aussi sans direction.
Julia fait parties des 800 employés qui ont perdu leur poste quand l’usine Heinz de Leamington a fermé en 2014. © Christopher Katsarov Luna
Pourquoi une telle différence entre l’image que le public se fait de la vie ouvrière et la réalité sur le terrain?
Nous ignorons cette triste vérité car on ne nous la montre pas. Les médias canadiens offrent une piètre couverture des problématiques liées au secteur du travail. En photos, on ne voit que les grèves. Et encore, seulement si elles ont un caractère sensationnel. En même temps, le gouvernement tient à préserver une image positive. Le premier ministre de la province s’évertue à dire que nous sommes en pleine croissance. Ce n’est pas tout à fait le cas. Par exemple, trois compagnies – dont Target, une chaîne de magasins employant plus de dix-sept mille personnes – ont fermé leurs portes ce mois-ci.
Depuis 2009, le secteur de la restauration est plus important que le secteur manufacturier en Ontario. Les conditions de travail y sont plus précaires. © Christopher Katsarov Luna
Quel est alors le rôle d’un photographe au Canada?
Grâce au nombre de projets photos qui existent sur la situation aux Etats-Unis, nous avons une meilleure idée de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière que dans notre propre cour. Il faut inverser la tendance, s’intéresser aux histoires qui ne font pas la une. Ne pas le faire nous empêche de comprendre les enjeux actuels et donc de prendre les mesures nécessaires pour y remédier.
Scarborough est l’un des quartiers industriels de Toronto, Ontario. © Christopher Katsarov Luna
Cinq entreprises ont fermés leur portes en 5 ans à St-Thomas. Le taux de chômage et de grossesses adolescentes sont parmi les plus élevés en Ontario. © Christopher Katsarov Luna
Une famille vend des e-cigarettes dans un entrepôt reconvertit en marché aux puces à Toronto, Ontario. © Christopher Katsarov Luna
Un mécanicien de chantier montre le masque qu’il doit porter lors de ses traitements contre le cancer. En plus de la maladie, il a perdu son emploi et son épouse. © Christopher Katsarov Luna