« C’est du déjà vu ». «Tout a déjà été fait». Ces petites sentences désabusée nous laissent à penser que les grands maîtres appartiennent au passé et qu’il est vain de prétendre exprimer quelque chose de neuf en photographie. C’est méconnaître la façon dont un artiste avance et construit son œuvre.
C’était mieux maintenant est rubrique qui prendra certaines semaines le relais de la question. Son but ? Déceler à travers l’histoire de la photographie des échos entre des œuvres du passé et des travaux actuels, des formes récurrentes, des démarches présentant des similitudes. Parce que la photographie constitue toujours un grand brassage de moments de pensée, d’art et d’émotion.
Toujours plus combattue socialement, la fumée n’a rien perdu de son potentiel de menace. Mais alors que, en photographie, les nuages de fumée s’étaient surtout imposés en tant qu’éléments visuels et esthétiques, voilà que quelques jeunes photographes utilisent la fumée d’une autre manière : pour donner son sens à l’image. Symptôme ou métaphore, la fumée fait toujours débat.
| par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué
La fumée n’a pas toujours été perçue négativement. La série télévisée Mad Men (qui se passe dans les années soixante à New-York) débute par une nouvelle qui consterne les créatifs de l’agence de publicité : le Ministère de la Santé interdit désormais l’utilisation d’arguments thérapeutiques pour vendre des cigarettes. La fin de l’époque romantique de la fumée. Entre les lèvres des femmes, des volutes délicates montaient dans l’air. Les clubs de jazz entretenaient leur réputation de lieux enfumés, les photographes savaient en tirer parti pour un esthétisme efficace : les formes de la fumée étaient aussi éphémères que celles de la musique.
Bien des années plus tard, quand Keith Richards s’estompe devant l’objectif de Richard Dumas, la fumée est devenue subversive autant que signifiante : bien que septuagénaires, les Stones sont toujours des rebelles. Mais la fumée ne fait-elle pas du guitariste le fantôme de ses plus jeunes années ?
Photographier la fumée est même aujourd’hui devenu un genre en soi : on appelle ça le smoky art. L’exercice peut parfois donner un résultat séduisant. Il est le plus souvent un exercice de style un peu gratuit, comme peut parfois l’être le light-painting. Cela demande une certaine technique, mais pour quel propos ?
Au cours des années, la fumée a surtout pris une dimension dramatique amplifiée par les guerres en Orient et les épaisses fumées noires dégagées par les puits de pétroles en feu. Celles-ci finissent par envahir l’image, obscurcir l’horizon et noyer le cadre. La fumée donne toujours l’impression d’être en expansion et de ne pas pouvoir être contenue par le cadre photographique. Ou bien, dans les photo d’éruption volcanique, elle constitue un monde opaque, inconnu, qui s’apprête à absorber ce qui l’approche.
Mais voilà que la fumée fait un retour dans la photographie contemporaine. D’abord d’une manière ouvertement satirique (et un peu appuyée) avec les créations de Clay Lipsky qui nous transportent dans un tourisme d’essais nucléaires.
Puis en utilisant la fumée comme phénomène : quelque chose apparaît, une masse informe et mouvante. Dans les images un peu tendance de la série Blossom, par Alexis et Isabelle, un nuage flotte et dessine une étrangeté colorée qui entre dans une certaine résonance avec le paysage
Dans Les terrains de jeu du désordre, Marina Gadonneix photographie des lieux d’entrainement militaires en vue d’interventions sur des lieux d’incendies ou de prises d’otages. La catastrophe est simulée, seule persiste son symptôme : la fumée, un phénomène qui dissimule autant qu’il révèle.
Encore des lieux vides pour les Incidents de Vincent Debanne. Un immeuble administratif déserté, un drapeau national en berne, un inquiétant panache de fumée : comme si certaines révoltes avaient quitté les ghettos sans images pour se porter dans les lieux de la représentation de l’état. Des images politiques qui résonnent fortement ces temps-ci.
Les sculptures de récupérations de Petros Efstathiadis (série Liparo and bombs) semblent une manière plus détournée d’évoquer l’actualité des manifestations en Grèce et des jets de cocktails molotov. Une minuscule fumée, autant celle d’un pétard mouillé que le résidu de l’évènement.
Vous pensiez que la fumée avait ses zones réservées ? Elle est partout ! La fumée est comme la photographie. Elle n’a rien perdu de son pouvoir. Surtout celui de nous faire voir l’impossible.
Edit du 12 Février 2015 : Comme souvent, Bruno nous propose un petit bonus depuis Facebook