En général, je décide d’interviewer un artiste parce que son travail me touche, m’interpelle, parce que sa personnalité m’intrigue. C’est là où mes questions naissent. Je prépare, je fais des recherches, je me renseigne, puis j’y vais. Je me lance. Souvent, j’essaye d’imaginer à quoi le photographe peut ressembler, quelle est son histoire ? Ça m’aide à poser un contexte que je ne connais pas encore afin de garder le cap et ne pas perdre la ligne directrice de mon interview.
En rencontrant Grace Kim, j’étais à mille lieux de pouvoir imaginer à quel point cette rencontre serait forte et déstabilisante. J’ai découvert ses images dans le Talent Issue du Foam magazine. Sa série « Constellations » est un ensemble de photo-montage. L’univers qui s’en dégage est étrange. On ne sait pas bien ce qu’on regarde. Alors on prend le temps, on examine, on prend du recul, on s’approche de nouveau. Grace Kim a un parcours très académique : elle multiplie les diplômes. Très douce et discrète, je lui ai donné rendez-vous dans un café bruyant et j’ai tendu l’oreille. Je ne regrette qu’une seule chose : ne pas l’avoir photographiée.
© Grace Kim, Constellations
Age13 : Comment te présentes-tu ?
Grace Kim : Je dirais que je suis une artiste parce que c’est la façon la plus simple d’expliquer aux gens ce que je fais. La société me définit ainsi, mais je me considère plutôt comme quelqu’un qui recherche et interroge. Je me situe entre la poésie et la philosophie.
Age13 : Pourquoi étudies-tu depuis si longtemps ?
G-K : J’ai toujours été en recherche de quelque chose et j’adore apprendre. Néanmoins, j’ai toujours fait des allers-retours entre différents modèles d’éducation sans jamais vraiment en trouver un qui me convienne. Je suis finalement assez sceptique par rapport à l’école et au système d’éducation. Dans la plupart des établissements, on nous inculque une certaine manière de penser plutôt que de nous encourager à penser librement. Pourtant, malgré mes réserves, je retourne encore à l’école. Ma famille a une histoire très académique, et une partie de moi apprécie cela. Je vais en cours, je me sens limitée et restreinte, j’arrête les cours, puis j’y retourne de nouveau. Sur le plan intellectuel, j’ai beaucoup appris à travers l’expérience de la vie et par moi même. L’école, elle, m’a aidé à mieux me connaître, à savoir où sont mes limites. Je suis maintenant en doctorat de philosophie. C’est très intéressant parce que je me retrouve avec des gens brillants, de disciplines très différentes, avec qui je peux échanger : psychanalystes, artistes, écrivains… J’ai aussi beaucoup de liberté, ce que j’apprécie énormément.
© Grace Kim, Constellations
Age13 : Tu dis que tu as toujours été en recherche de quelque chose. Est-ce que tu sais maintenant ce que tu recherches ?
G-K : Je crois que oui. Je cherche une façon d’appréhender la vie. Qu’est-ce que ça signifie « être humain » ? Comment construisons nous nos vérités et nos réalités. Sur un autre plan, je cherche aussi à rendre mes œuvres d’art « interactives ». J’aimerais provoquer un dialogue entre l’œuvre et le spectateur. Je pense que l’envie de créer viens de là. On veut partager une partie de soi même qui peut devenir une sorte de catalyseur pour l’autre, qui peut déclencher une réflexion profonde…qu’elle soit esthétique, émotionnelle ou philosophique. On soulève un nouveau questionnement, on provoque un nouveau sentiment…
Age13 : Combien de temps as-tu travaillé sur tes Constellations ? Comment voudrais-tu que l’on comprenne ce travail ?
G-K : J’ai travaillé sur cette série et ses prolongements toute cette année. Quelques personnes m’ont dit qu’elles voyaient dans ces images quelque chose d’étrange et de bizarre. J’aime cette remarque. Mais j’espère que les gens vont aussi reconnaître les symboles auxquels je fais appel, les thèmes philosophiques et spirituels que j’aborde : le cycle de la vie, les relations entre l’homme et la nature, la vie et la mort, l’espoir et le désespoir, la terre et l’univers, l’air et l’eau, la beauté et la mélancolie… Je suis aussi à la recherche d’une certaine beauté de l’existence, presque vide, même si ce vide n’est que superficiel. Il est la manifestation de toutes les possibilités qui s’offrent à nous, qui sont dans notre imagination ou dans une autre dimension.
© Grace Kim, Constellations
Age13 : Pourquoi es-tu une artiste ?
G-K : Je ne sais pas. J’ai toujours été très sensible et impliquée dans l’art de multiples façons, mais je n’aurais jamais cru que l’art me permettrait de subvenir à mes besoins. Exposer ses œuvres, c’est s’exposer soi. On se sent très vulnérable. De plus, devenir artiste ne me semblait pas très « pratique ». Je ne voulais pas me priver et souffrir comme les artistes que j’ai pu observer. J’ai essayé de faire autre chose, j’ai vraiment essayé. Mais à chaque fois, je devenais dépressive, je n’étais même plus rationnelle. J’avais l’impression de vendre mon âme. Finalement, il y a 4 ans, j’étais dans une période où je n’avais pas grand chose à faire, et c’est venu assez naturellement. L’art m’a sauvé. Peut-être avais-je besoin de me tester avant de comprendre le sens que ça pouvait prendre pour moi. Maintenant, mes œuvres sont le centre de ma vie. Tout tourne autour d’elles.
Age13 : Pourquoi ne pouvais tu pas simplement avoir un job « normal » et travailler sur tes œuvres à côté ?
G-K : J’ai essayé ! Mais ce fut un échec total. Ne donner qu’une moitié de moi est absurde. Je devais me prendre au sérieux, et pour cela, je devais m’engager pleinement. Pendant un certain temps j’ai travaillé pour un magazine d’art indépendant à New York, pas du tout commercial et avec une très bonne équipe. Mais même là, une partie de moi souffrait profondément. J’ai démissionné et j’ai voulu commencer mon propre magazine, avec une amie qui était également journaliste artistique et qui est aussi devenue une artiste après coup. Je crois que, toutes les deux, on recherchait une certaine indépendance intellectuelle et créative. Créer un magazine nous semblait être la chose la plus naturelle à faire. Mais la question économique nous a rapidement freiné. Pour faire une publication papier, il nous fallait des financements, de la publicité… On ne peut pas échapper au modèle capitaliste et je ne pouvais pas accepter de l’idée de créer un produit de consommation. Alors voilà. Je suis devenue artiste. Peut-être ça n’est que temporaire. Je ne sais pas ce que je ferais dans 5 ans. Peut-être je serai journaliste et c’est moi qui t’interviewerais !
© Grace Kim, Constellations
Age13 : Pour toi, qu’est-ce qui prime entre le fond et la forme ?
G-K : Les deux sont importants. Je travaille sur des sujets qui me préoccupent. C’est comme une thérapie. Mon travail est une recherche perpétuelle et ça se voit à travers chaque œuvre. Toutes les choses confuses et sombres au fond de moi, je peux les évacuer. Mais j’explore aussi beaucoup de questions philosophiques et je veux partager ces expériences avec les autres. Je m’ouvre d’ailleurs à des média autre que la photographie. Une image fixe communique et transmet des idées de manière très spécifique et on peut vite se retrouver limité. Le processus photographique est tellement long, immersif et gratifiant, que le fait de voir tout ce travail traduit dans un objet à deux dimensions, un objet de consommation finalement…je me suis sentie un peu piégée. Peut-être parce que j’ai cru que ce que la forme avait plus d’importance que le fond. Mais maintenant, le message que je veux porter est bien plus clair donc je suis plus à même d’évaluer quel médium je vais utiliser pour le véhiculer. Aussi, je me positionne davantage dans un processus d’expérimentation et de recherche. Je veux que les gens puisse entrer dans l’image et pas seulement la regarder.
© Grace Kim, Constellations
Age13 : Si je te demande de me parler d’une seule image, laquelle te vient à l’esprit en premier ?
G-K : Tu veux dire… une image dans la vie ? ou en art ?
Age13 : Les deux. Tu choisis.
G-K : Et bien…mon frère est décédé. Le voir dans un cercueil…c’était tragique. Les thanatopracteurs lui avait refait le visage. Ça ne lui ressemblait pas. On aurait pu croire qu’il avait fait de la chirurgie esthétique pour l’enterrement. Le fait de voir la représentation de quelqu’un qui comptait énormément pour toi, avec qui tu avais un lien très fort, mais qui n’est plus là…c’était complètement irréel. Cette image est très importante pour moi parce qu’elle fut le début d’un questionnement très profond sur la vie et la mort. Ça a bouleversé ma vie.
Age13 : C’est pour ça que tu luttes à travers ton art ? pour obtenir des réponses ?
G-K : Oui. Bien sûr. Mes œuvres sont comme un journal intime. Elles m’ont aidées à traverser beaucoup d’épreuves là où j’aurais pu me consacrer à des occupations plus négatives. Aujourd’hui, je m’échappe à travers mon travail et ça me sauve la vie, chaque jour. Quelque part, j’ai envie de partager ce que je vis, ouvrir une discussion, établir un lien. Ces derniers jours, j’y réfléchis beaucoup. Je cherche à m’engager de manière plus intime et plus forte, avec de nouveaux langages, un appel aux sens plus fort.
© Grace Kim, Constellations
© Grace Kim, Constellations