Cet article fait partie du dossier de la semaine du 07.04.14 : Paroles de photojournalistes
Si beaucoup de photojournalistes se déplacent dans le monde au gré de l’actualité, certains font le choix de se baser à l’étranger. La jeune photographe Virginie Nguyen Hoang est de ceux-là. Après un stage de fin d’études dans un quotidien égyptien, elle a décidé, il y a deux ans, de s’installer au Caire. Journaliste et femme, comment vit-elle cette première expérience professionnelle sur le terrain, dans un pays en proie à de profonds et violents bouleversements ?
Des manifestants portent un homme blessé lors d’affrontements avec la police dans la rue Tayaran près de la place Rabaa. Nasr City, Le Caire, Egypte, le mercredi 14 août 2013.
OAI13 : Virginie, il y a eu trois attentats à la bombe la semaine dernière au Caire. Comment s’est passée cette journée pour toi ?
Virginie Nguyen Hoang : Je n’ai pas couvert ces événements. Ce jour-là, j’étais avec une journaliste pour un sujet sur la cité des Morts, sur laquelle j’ai déjà travaillé pour un article paru dans la revue Gibraltar.
Tu ne fais donc pas que du news…
Non ! Je travaille avec le statut de salariée dans un journal égyptien en ligne, Mada Masr, mais j’ai gardé mon statut de freelance pour l’international. Donc je peux prendre des commandes pour des titres français, belges ou autres, et je travaille aussi sur des sujets de fond ou plus documentaires. La cité des Morts en fait partie.
Comment es-tu arrivée ici et pourquoi as-tu décidé de rester ?
J’ai fait mes études de journalisme à Bruxelles, à l’Ihecs (Institut des hautes études de communications sociales), et suivi un programme Erasmus au Danemark, à la Danish School of Media and Journalism. Pour le stage, ça ne m’intéressait pas de le faire en Belgique. J’étais intéressée par les pays arabes, le Proche Orient, et je voulais le faire à l’international. En 2012, j’ai eu une opportunité à Egypt Independant (version anglaise d’Al Masry Alyoum). Comme il n’était pas rémunéré, j’ai demandé une bourse au Bureau international de la jeunesse à Bruxelles. Au bout de cinq mois, on m’a proposé d’intégrer la rédaction, ce que j’ai accepté. Puis le journal a viré toute l’équipe de l’édition anglaise (officiellement pour des questions de budget…) et nous avons créé ce nouveau titre en ligne. J’en suis la seule photojournaliste et je touche un salaire local — qui ne me permettrait en rien de vivre décemment en Europe, mais qui convient tout à fait ici.
Fathis, à gauche, son épouse Om Onsy et son fils de 2 ans et demi vivent parmi les tombes de la cité de la Mort. Fathis est assistant fossoyeur. Il prépare les tombes et les entretient après l’enterrement. Le Caire, Egypte, juin 2013.
Venons-en à ton activité ici. L’actualité en Egypte est pour le moins brûlante… Comment décides-tu de couvrir tel ou tel événement ?
En cas d’événement prévu ou annoncé, comme par exemple les manifestations du vendredi, qui ont lieu en différents endroits depuis la destitution de l’ancien président Morsi, nous discutons la veille entre confrères photographes et journalistes : est-ce que vaut le coup d’y aller, qui décide de s’y rendre… Pour des situations comme celle des explosions de la semaine dernière, on est en général averti par Twitter ou des sites d’information en ligne égyptien, et plusieurs facteurs de décision entrent en jeu : est-ce qu’il y a des dégâts, est-ce qu’on connaît l’endroit, est-ce qu’il y a déjà quelqu’un sur place et si oui, est-ce que la police empêche les photographes de prendre des images… On évalue aussi le niveau de sécurité. Ce qui emporte la décision, c’est la présence ou non sur place de quelqu’un que l’on connaît, que ce soit un confrère, un activiste…
Tu ne déplaces jamais seule dans ce cas ?
Non. Je pars toujours soit accompagnée, soit pour rejoindre quelqu’un qui se trouve déjà sur les lieux, et qui puisse nous aider en cas de problème ou avertir les confrères si on se fait arrêter.
Il y a deux ans, quand je suis arrivée, j’allais place Tahrir seule sans problème. Mais depuis cet été, les journalistes sont visés, et c’est devenu beaucoup plus dangereux. Ce n’est plus de simples affrontements avec jets de pierre ou gaz lacrymo… Aujourd’hui, ce sont les armes qui parlent. Du coup, le facteur sécurité est devenu prioritaire.
Comment communiquez-vous entre confrères ?
Par sms, par Twitter… mais parfois, ça ne passe pas et ça peut devenir un peu frustrant : on veut bosser et on ne peut pas y aller parce qu’on est seul.
Tu as un équipement particulier ?
Quand il y a des risques de clashs, je prends un casque et un masque à gaz. Et une fois cet été, j’ai sorti le gilet pare-balles… Avec une autre photojournaliste, Magali Corouge, lors des événements du 15 août dernier sur la place Rabaa al-Adawiya (manifestations des islamistes pro-Morsi, 578 morts, ndlr), on s’est retrouvées au milieu d’affrontements à la mitraillette… Ça tirait de tous les côtés, et les balles ne sont pas passées bien loin. Et ça ne venait pas que de la police. Certaines personnes ne souhaitaient pas notre présence. C’est l’une des rares fois où j’ai vraiment eu peur.
Jardin d’enfants dans le village de Kamel Ramzi, non loin d’Abou Elian, en Egypte. Les classes se tiennent dans une mosquée où garçons et filles sont séparés. Il y a deux enseignants pour parfois plus de 60 enfants. Avril 2013.
Tu es photojournaliste et tu es une femme… Qu’est-ce que cela entraîne pour toi ici ?
Déjà, je sors habillée en « mec » : pantalon large, sweat à capuche et casquette sur la tête. On peut me confondre avec un homme, et d’ailleurs c’est déjà arrivé ! De la même manière que les conditions de sécurité ont changé depuis deux ans, la pratique en tant que femme est devenue plus difficile. Aujourd’hui, on s’attend presque toujours à subir des gestes déplacés des hommes et ça devient impossible de travailler dans ces conditions. On finit par se focaliser davantage sur les personnes susceptibles de nous toucher que sur nos images ! Cela dit, il y a toujours des moyens de contourner ce problème : ne jamais se placer au milieu d’une foule, être toujours accompagnée… Mais la crainte reste présente.
En revanche, le fait que je sois une femme n’est pas pour moi un critère de décision de me rendre ou non sur le lieu d’un événement.
Est-ce parfois un avantage ?
Oui, pour les sujets de fond. Je fais partie du workshop du World Press Photo pour la création d’un multimedia, pour lequel j’ai suivi une famille de réfugiés syriens pendant deux mois. C’est un travail axé sur le quotidien, et pour entrer dans l’intimité des gens, pour se faire accepter en tant que photographe et en tant que personne, il est plus simple d’être une femme. Par exemple, quand l’homme quitte la maison, je peux rester avec son épouse et les enfants. Si j’étais un homme, ce serait impossible.
Des centaines de Syriens, dont une majorité d’enfants, manifestent dans la région d’Alkaterji, au nord-est d’Alep. Ils chantent contre Bashar et le régime. Décembre 2012.
Qu’est-ce que t’as apporté cette expérience ici, en Egypte ?
J’ai énormément appris ici, et je continue d’apprendre ! Cinq années d’études, c’est bien, mais c’est sur le terrain qu’on progresse vraiment. J’ai appris à travailler dans un contexte difficile, j’ai intégré tout ce qui a trait à la sécurité. J’ai appris à regarder les choses autour de moi et pas seulement à travers le viseur de mon appareil. Et j’ai aussi vécu l’expérience d’une rédaction, de l’immédiat : quand il se passe quelque chose, il faut être réactif.
Le fait d’être basée ici m’a aussi donné l’occasion de travailler sur des sujets de fond, de découvrir une autre façon de le faire, avec des intermédiaires — fixeurs, traducteurs… — et les contraintes locales : autant en Europe les rendez-vous se déroulent plus ou moins à l’heure, autant ici… on ne peut rien prévoir.
C’est ma première expérience professionnelle en tant que telle. En Belgique, pendant mes études, je travaillais avec Wostock Press, pour lesquelles je couvrais des manifs, les sommets européens, mais évidemment, ça n’avait rien de comparable avec ce qu’il se passe ici.
Ma présence ici m’a aussi permis de partir dans d’autres pays — Turquie, Syrie… —, où j’ai vécu une expérience différente, notamment sur un terrain de guerre. J’ai aussi travaillé avec des agences filaires comme l’AFP : encore un autre système de fonctionnement !
Et pour la suite ?
Je prévois de rester en Egypte jusqu’aux élections présidentielles, fin mai. Mais ensuite, je songe à bouger. La situation ici devient vraiment très compliquée pour les journalistes, et ce n’est pas agréable de sortir pour aller bosser : on se fait embêter, on risque de se faire arrêter, de se faire prendre sa carte de presse, on est accusé de terrorisme… Ce qu’il se passe avec les journalistes d’Al-Jazeera, c’est incroyable (en janvier, 20 journalistes d’Al-Jazeera ont été arrêtés et accusés par les autorités de prendre parti pour les Frères musulmans. Trois d’entre eux sont toujours en détention, ndlr) ! La paranoïa envers les journalistes s’est beaucoup accentuée. Beaucoup de nos confrères sont partis parce qu’ils étaient suivis, surveillés par la police, arrêtés, parce qu’on leur confisquait leur passeport… Du côté manifestants, on n’est pas toujours bien accueillis non plus : pourquoi on prend des photos, pourquoi on raconte des mensonges… Alors qu’on fait juste notre métier ! Et ici, dès qu’une dispute commence, si par exemple d’autres personnes prennent notre parti, on se retrouve aussitôt entouré d’une foule de plus en plus nombreuse et ça devient dangereux, surtout quand on est une femme.
Je n’ai pas pour autant envie de rentrer en Europe. Ce qui m’intéresse, c’est les pays arabes ou l’Asie. Je poursuis des projets en Belgique avec le collectif Huma, dont je suis l’une des cofondatrices, mais je ne me vois pas basée là-bas. Et puis l’aspect financier ne m’y encourage pas.
Philippines : un habitant du village Balangay 37, à Tacloban, fouille les débris de sa maison après le passage aux Philippines du typhon Haiyan, l’un des plus puissant à avoir touché des terres. Il a laissé des centaines de milliers de personnes sans abri. Novembre 2013.
Quel regard portes-tu sur ton activité après ces deux premières années d’expérience ?
Pour moi, dans ce métier, on essaie de toujours penser que l’on couvre telle histoire ou tel événement pour que les gens se rendent compte de ce qu’il se passe sur place — je pense notamment à mon sujet sur les réfugiés syriens — et que ça ait un impact dans les médias, sur le lectorat. Mais souvent, j’ai le sentiment frustrant que, pour finir, on ne change pas grand-chose. Et pour moi, c’est une grosse remise en question du métier : pourquoi on le fait ? Pour faire évoluer les choses, pour la renommée, les publications… ? Je me suis vraiment posé la question de savoir si j’allais continuer ou si j’allais partir travailler pour des ONG. Mais là encore, ce n’est pas simple car leur démarche n’est pas toujours claire.
Je pense que ce sont des interrogations que l’on a quand on débute. On sort de l’école et on se dit qu’on va aller témoigner, qu’on va raconter, qu’on va changer les choses… mais en fait on se rend compte… que les gens s’en foutent. Et ça c’est un peu frustrant. Donc il faut y mettre du cœur, il faut y croire, mais c’est difficile. Ça fait réfléchir sur les moyens à trouver pour faire passer le message… ou ça peut être une motivation pour bosser encore plus.
Pour en savoir plus sur Virginie Nguyen Hoang
– Née en Belgique en 1987.
– Intègre l’agence Wostock Press de 2010 à 2013.
– Crée le collectif Huma en 2011 avec Frédéric Pauwels, Gaëtan Nerincx et Olivier Papegnies.
– Rejoint le studio HansLucas en 2012.
Site internet : virginie-nguyen.photoshelter.com
Toutes photos : Virginie Nguyen Hoang/HansLucas/Huma