► Suite de Faut-il travailler ses photographies en série? (partie 1/2)
On assiste aujourd’hui à un phénomène amusant : puisque le travail en série est devenu le modèle dominant en photographie, et que l’histoire des arts s’écrit à rebours, les historiens traquent l’apparition de la notion de série. Si on peut mettre ce mot de série à toutes les sauces, c’est bien qu’il est trop vague et qu’il recouvre des approches différentes. Entrons un peu plus dans le détail afin de mieux définir la série.
Il y a deux ans, une exposition des photographes du cercle de Gustave Le Gray, au Petit Palais, présentait plusieurs d’entre eux comme les précurseurs de la série. Ainsi, en 1855, Edouard Delessert prend-il quelques clichés dans son jardin de Passy. Sur plusieurs images, reviennent échelle, seau et arrosoir disposés différemment. Variations sur le motif (à la manière des peintres impressionnistes) ou essais de composition ? Il paraît peu probable que le photographe ait eu l’intention de montrer ensemble ces photos mais peu importe : les commissaires y voient l’apparition de la notion de série. C’est aller un peu vite et négliger que le travail en série implique un projet de la part du photographe et surtout, ne se construit pas sans lui, cent cinquante ans après.
Qu’est-ce qui, dans cet exemple, a pu faire croire qu’on était devant une série ? Un sujet réduit à quelques motifs et l’unité de lieu de la prise de vue. La série relèverait donc un peu de la règle des trois unités (de lieu, de temps et d’action) telle que l’entendait le théâtre classique. Cette unité interviendrait comme une manière de circonscrire le sujet et permettrait alors de parler de série. Pourquoi pas, mais on sent pourtant qu’il y a là matière à confusion. Car poussée à son terme, une telle logique ouvrira plutôt sur des formes narratives propres à la photo de reportage. Quand en 1987, Jane Evelyn Atwood suit les quatre derniers mois de vie de Jean-Louis, première victime du sida en France, il s’agit d’un reportage narratif et non d’une série. Ce qui n’enlève rien à la puissance de son travail et montre bien que le photojournalisme peut aisément se passer de la notion de série.
Jane Evelyn Atwood
Je crois que le premier photographe à propos duquel on puisse parler de pensée sérielle est August Sander. Dans les années 20, il entreprend de photographier l’ensemble de la société allemande. Ses photographies échappent au genre posé et bourgeois du portrait d’époque, elles égalisent les différences sociales pour livrer une vision distante, sans psychologie. Elles ne relèvent pas d’un dispositif strict (lumières, cadrages et grossissement du sujet varient) mais forment un ensemble impressionnant que Sander regroupera sous le titre « Hommes du XXème siècle ». En 1951, il déclare : « je ne peux montrer mon œuvre en une seule et unique photo, ni même en deux ou trois. La photographie est comme une mosaïque qui ne devient synthèse que lorsqu’elle se présente en masse ». Ce ne serait donc pas le dispositif qui créerait la série, mais le projet de traiter son sujet avec une démarche, ici quasiment sociologique.
August Sander, Fermiers
Projet, démarche et dispositif : le puzzle commence à s’assembler. Prenons un exemple : faire le portrait de personnes en train de regarder la télévision. Soit, avec le même point de départ, deux séries bien différentes, celle d’Olivier Culmann, Watching The World, et celle de Paul Graham, Television Portraits.
Olivier Culmann
Paul Graham
Si la série d’Olivier Culman met l’accent sur l’environnement du téléspectateur dans une démarche presque ethnographique, l’ensemble dresse le portrait d’une planète fascinée (dominée?) par l’image télévisuelle. Tandis que la série de Paul Graham opère très différemment : elle traite de l’absorption de l’individu. Et puisqu’elle ne dresse nullement le portrait d’une collectivité mais montre une suite d’individus isolés dans leur activité, elle délivre un tout autre message : la télévision travaille à morceler la collectivité, mais les postures suggèrent aussi qu’elle n’interdit pas l’exercice d’une réflexion personnelle. Un projet relativement similaire, un dispositif différent (importance de l’environnement et vue de face pour Culmann, décor neutre et vue de profil pour Graham) et à l’arrivée, une démarche qui génère deux contenus (on pourrait dire : deux lecture d’un même phénomène) bien distincts.
Le travail en série ne consiste donc pas seulement en quelques récurrences du motif ou de la prise de vues. Il se travaille en amont, s’expérimente et se valide sur le terrain, s’affine encore lors de l’editing final. Il est le résultat de la pensée et de l’exigence du photographe.