Dans l’art du portrait réalisé en studio, le fond semble un accessoire un peu secondaire. Une sorte de faire-valoir dont la principale fonction est de permettre au modèle de bien se détacher. Pourtant, que ce fond soit blanc, noir ou gris n’est certainement pas indifférent. Il se pourrait même qu’il traduise des conceptions de la photographie opposées. Le fond se retrouverait alors propulsé au premier plan…
Au commencement, le fond était un rideau que l’on tirait sur le désordre de l’atelier pour créer derrière le modèle un espace neutre. Sa texture devait toutefois le rendre propice aux jeux de lumière qui s’exerceraient pour mettre en valeur le sujet. Les grands portraitistes des débuts de la photographie (Nadar, Carjat) sauront tirer de cette simplicité de magnifiques effets.
Mais cette simplicité va rapidement évoluer : puisque le portrait constitue 95% de la production photographique (et donc de ses débouchés économiques), les photographes vont proposer au public des fonds peints, bucoliques, variés, suggestifs. Le fond devient alors un décor, un trompe-l’oeil qu’agrémentent de véritables accessoires qui réapparaissent d’une photo sur l’autre. La fonction de ce fond s’est déjà modifiée : il ne crée plus un espace neutre, mais un espace fictif censé nous renvoyer à un espace réel, comme si le studio rejoignait l’extérieur, le décor naturel.
Quand Irving Penn réalise ses photos des petits commerçants parisiens en 1949, il récupère un rideau de théâtre destiné à être jeté à la poubelle. Ce rideau gris et froissé lui permet de créer autour de son modèle une lumière subtile et changeante qui lui convient si bien qu’il l’utilisera longtemps, et particulièrement pour ses photos de mode.
Notons que dans la photo ci-dessus, le rideau est utilisé un peu différemment : la netteté de la mise au point sur le fond fait apparaître le vieillissement du rideau, ses craquelures, renforçant ainsi l’effet de contraste avec le modèle. Belle idée qui détache la perfection du mannequin sur ce fond comme une page blanche raturée.
La page blanche : l’important est là. Le fond blanc va progressivement s’imposer dans la photo de studio et contribuer à transformer la conception du médium photographique. En extérieur, le photographe prélevait des portions de réel, saisissait des faits sur le vif. En studio, il recréait des scènes comme sur une scène de théâtre. Voilà qu’il se trouve devant une page blanche, comme l’écrivain, et qu’il peut y inscrire sa propre « écriture » photographique. La photo se fait graphique.
Richard Avedon est peut-être l’artiste qui tire le plus fort parti de cette utilisation du fond blanc. Chacune de ses photos acquiert par là une dimension presque conceptuelle. Le sujet, rien que le sujet, une forme pure.
Mais qu’est donc devenu le fond blanc sous la plume photographique de Cindy Sherman lorsqu’elle réalise, en 2011, des photos pour la marque de cosmétiques M.A.C ? Voilà que le fond est devenu une peinture criarde aux teintes acides : il s’installe en surface dérangeante, et c’est bien ce que l’artiste lui demande.
Ce n’est pas la fin du fond blanc, mais il a un peu de plomb dans l’aile. Et c’est surtout parce qu’il est fortement concurrencé par le fond noir. Comme une esthétique fondatrice, l’extraordinaire scène du film « Apocalypse Now » (1979, par Coppola), dans laquelle le visage du Colonel Kurtz émerge de la nuit et semble flotter dans le noir, presque détaché du corps. Effet similaire dans le portrait de Miles Davis par Irving Penn.
Alors, fond blanc ou fond noir ? On pourrait croire qu’il s’agit simplement d’une variation esthétique alors que la différence trace une véritable opposition. Le fond blanc permet de transformer le modèle en forme pure, presque un idéogramme, affirmant sa présence avec évidence. Le fond noir est une nuit : le sujet apparaît plus comme une forme sculptée, très matérielle mais destinée à retourner à la nuit. Au fond de la photo, il y a toute une philosophie.
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué
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