François Cheval, conservateur en chef du Musée Nièpce, a décidé de démissionner du jury du prix Carmignac auquel il devait prochainement participer pour sélectionner le lauréat 2015.
Newsha Tavakolian, la photojournaliste récompensée en 2014, avait annoncé il y a quelques semaines qu’elle rendait son prix de 50 000 euros afin de conserver sa liberté artistique. Le mécène, Edouard Carmignac, aurait tenté d’orienter le sujet de Newsha Tavakolian dans une direction différente de celle souhaitée par la photographe. Suite aux modifications du règlement effectuée par la fondation Carmignac, la photojournaliste a décidé de récupérer sa bourse et d’exposer son travail.
Pour avoir un détail des évènements concernant le prix Carmignac 2014, consultez notre focus web du 29.09.14
François Cheval devait faire partie du jury 2015 du prix Carmignac. Mais suite au discours tenu par la fondation auprès de la photojournaliste Newsha Tavakolian, le conservateur du Musée Nièpce présente sa lettre de démission qu’il nous a fait parvenir hier soir. Nous avons joint François Cheval au téléphone. Et quand on lui demande la raison principale de sa démission, il répond : « la photographie a besoin d’argent, mais pas à n’importe quel prix ».
Lettre de démission de François Cheval, adressée à Mr Edouard Carmignac :
A monsieur Edouard Carmignac,
A Chalon sur Saône, le 9/10/2014
D’ordinaire, une lettre de démission est brève. Sa concision est même une de ses principales caractéristiques. Cependant, il ne m’a pas semblé inutile de commenter mon retrait du jury du prix Carmignac 2014. Comment qualifier cette étrange situation ? Une photographe qui prend, se retire et reprend sa dotation. Des membres du jury 2013 jurant leurs grands dieux qu’ils seront à tout jamais vigilants. Mais surtout, par-dessus tout, une communication défaillante et éclairante, dictée par le dérisoire souci de ne pas perdre la face.
Je me retire non par dépit, ni par déception et encore moins au nom des principes que l’on agite dans de pareilles circonstances : liberté d’expression, censure, indépendance, etc. Non, dans cette histoire, clochemerle photographique, ce qui surprend et étonne, c’est le cynisme affiché par l’entreprise. Ivan Moneme, directeur de la communication, a établi un argumentaire livré comme tel : «Newsha Tavakolian a été désignée pour un projet précis, qui n’a pas été tenu. En réalité, elle et ses proches ont fait l’objet de menaces qui ont amené la photographe à édulcorer son propos en nous proposant un reportage moins dérangeant. Sauf qu’à l’arrivée, estimant que la qualité n’était plus au rendez-vous, nous avons ajourné l’exposition. La seule erreur énorme que nous admettons, c’est celle d’avoir pris cette décision sans réunir à nouveau le jury».
La photographe n’est rien moins qu’infantilisée. On la protégera donc contre elle-même. Edouard Carmignac, vous êtes plus qu’un mécène. Vous êtes ce père rabrouant la petite fille qui a osé braver le pater familias. La forme prise par ce rappel à l’ordre n’est qu’une forme substitutive du châtiment infligé de droit. Notre étonnement vient de notre ingénuité, de notre capacité à jamais nous accoutumer à la violence déployée par la trivialité des mots employés. Dans ce commentaire calamiteux, on voit que ce ne sont pas des principes moraux qui sont en jeu mais tout simplement le principe d’autorité. En toute logique, la fidélité du photographe, son attachement aux règles élaborées par le haut, sont des conditions attendues pour le bon fonctionnement d’un prix intimement lié aux convictions personnelles du fondateur. Ainsi, la photographe aurait contrevenue aux règles édictées. Malheureusement, le processus photographique n’aime rien tant que ce qui est inopiné, l’accident. Il vous a fallu décerner cinq prix pour constater, horrifié, que la photographie ne se soumet pas à des règles préétablies. La pertinence de l’objet photographique ne s’acquiert que par sa capacité à s’éloigner de l’attendu et des présupposés de départ.
Vous croyez profondément en la prédominance de la subjectivité de l’individu, seul critère décisif dans le choix d’une œuvre et d’un « auteur ». Votre engagement personnel l’emporte sur la communauté des jugements. A lire vos déclarations d’intention, vous tirez votre satisfaction de la proximité de « complices » (sic), Warhol, Basquiat… Bref, des « auteurs » en capacité d’accomplir des morceaux de bravoure artistique. Nous sommes loin de la critique du monde, le seul enjeu restant d’un photojournalisme exsangue. Le prix se perd alors dans une vague apologie du génie créatif. Le jury mis à mal, la démarche de la photographe rejetée, faut-il donc avoir peur du jugement de quelques représentants de la profession? Cela semble le cas quand vous « oubliez » dorénavant de citer le prix accordé aux travaux de Wiedenhöfer sur Gaza. Le photojournalisme ne serait pour vous qu’une illustration de votre vision du monde, une invitation annuelle à commenter le fonctionnement des sociétés. Comme un rapport soumis au conseil d’administration.
Notre conception est toute autre. Du lieu intellectuel où se situe un jury nous observons les mouvements et les soubresauts du monde. Nous, parce que nous croyons à l’intellectuel collectif, en recherchons le sens général. Nous aidons à le mettre à jour, mieux même, à l’accoucher. Un jury n’est rien d’autre qu’un champ d’expérimentation où des observateurs attentifs de la création photographique entreprennent de l’isoler et le projeter à la face du monde. Il construit l’argumentaire, fruit de confrontations et de réactions. Un prix sanctionne le résultat d’une bataille d’idées entre des membres en rien identiques. Qu’est-ce qui justifie que l’on fasse appel à un « expert » ? Rien dans sa démarche ne le différencie de l’ethnologue ou de l’œnologue ! Dépourvu des qualités de l’historien d’art, il est faible dans l’art de la notice. Il a pour lui une méthode que la confrontation à l’objet photographique a acérée. Son projet est nécessairement critique. Il ne déteste rien tant que le sens commun et le bon goût. Il n’attend qu’un moment, la rencontre avec un objet mystérieux, non pas une œuvre définitive, mais un fragment éclairant. La recherche permanente de l’investigation, la nécessité d’être ébranlé et d’être provoqué.
Avant cette affaire, je n’avais personnellement aucun avis sur votre engagement personnel envers la photographie et la communauté des photographes. Votre prix en quelques années avait, par son montant et par son ambition, occupé une place certaine dans le paysage photographique français. Le milieu professionnel était pris entre deux attitudes opposées. D’un côté, ceux qui refusaient de croire en la conversion du financier à la liberté totale et de l’autre, contraints par les faits, ceux qui espéraient à une forme de compromis entre « goût de classe » et reconnaissance de l’expertise. Maintenant, le deuxième côté fait éclater l’autre.
J’avais, sans illusion, rejoint le camp de ceux qui pensent que les conditions catastrophiques actuelles de la production photographique appelaient la mobilisation de tous les moyens disponibles. J’ai révisé mon jugement. Ce prix, vous l’aurez compris, ne correspond en rien à la vision que j’ai d’une photographie émancipée et critique. Je sais quel jugement vous porterez sur cette lettre. Vous la trouverez sans nul doute archaïque, élitiste et empreinte de présupposés politiques. Tel n’est pas le cas. La simple lecture de vos multiples communiqués contradictoires et maladroits m’a convaincu que nos voies ne pouvaient se confondre. Ne doutant guère de votre puissance de persuasion, vous saurez toujours réunir autour de vous des « commissaires » sur lesquels vous règnerez sans partage. Certains même vous écriront ce Crédo auquel il faudra désormais tacitement adhérer.
Dans ces conditions, je vous prie de recevoir, Monsieur, ma démission de membre du jury de l’édition 2014 du prix Carmignac.
François Cheval
Directeur du musée Nicéphore Niépce. Chalon-sur-Saône