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C’était mieux maintenant : Fred Ramos ou le vêtement qui témoigne

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L’un des prix photographiques les plus prestigieux, le Word Press Photo a été attribué cette année au salvadorien Fred Ramos, dans la catégorie Vie Quotidienne. Ces vêtements en loques, photographiés sur fond blanc, ont un impact indiscutable. Mais l’esthétique très publicitaire de la prise de vue n’est pas nouvelle. De plus, elle trouve aujourd’hui des prolongements ambigus dans l’univers du stylisme et du prêt-à-porter. Un article à lire après avoir enfilé une chemise propre.


fred-ramosFred Ramos, The last outfit of the missing, 2013


Mieux que des scènes violentes ou des corps ensanglantés, un simple vêtement peut constituer un choc visuel. Surtout s’il nous renvoie au corps qui ne l’occupe plus. Et le fait de le poser à plat, détouré sur un fond blanc, exacerbe son aspect d’enveloppe désormais vide. C’est ce procédé qu’a choisi Fred Ramos pour témoigner de la violence de son pays d’origine : le Salvador compte en effet un des plus forts taux d’homicides dans le monde.

Ces vêtements dans lesquels la victime a été enterrée sont souvent la seule manière de l’identifier. En manipulant pour les photographier ces vestiges qui portent encore les traces du drame, Fred Ramos témoigne humblement et nous fait ressentir l’arrachement que constitue la disparition des victimes. Les images de Fred Ramos sont terriblement efficaces et on comprend qu’elles aient pu séduire le jury du World Press Photo. Pourtant, comment les trouver originales et ne pas penser à un précédent qui, en son temps, avait largement soulevé la polémique ?


fred-ramos2Fred Ramos, The last outfit of the missing, 2013


Pendant des années, le très controversé Oliviero Toscani a orchestré les campagnes de communication de la marque Benetton : détourner la visibilité de la publicité pour faire du témoignage engagé ? Ou bien se donner la bonne conscience du témoignage pour mieux faire parler de ses produits ? C’est toujours sur cette corde raide au bord du scandale qu’a avancé Toscani. Ainsi pour le treillis maculé de sang du soldat croate Marinko Grago décédé en 1993 pendant le conflit en ex-Yougoslavie. Le rapport avec la marque ? Aucun. Toute la roublardise de Toscani joue sur ce hiatus : l’espace publicitaire est utilisé pour témoigner. Mais bon, un petit logo quand même, pour que le spectateur sache bien quelle marque est capable de tant d’audace et de courage…


fred-ramos3Oliviero Toscani


Fred Ramos a ouvertement repris le procédé, bien sûr. Il n’est d’ailleurs sûrement pas innocent que sa bio nous indique qu’il a préalablement travaillé comme graphiste en agence de publicité. Il a donc repris une vieille recette. Il n’est pas le seul. Le simple fait d’évoquer un conflit par la silhouette vestimentaire des disparus est déjà devenu un poncif. Mais cette pratique du vêtement nu, à plat sur fond blanc, emprunte aussi à la neutralité de la photographie conceptuelle et peut nous conduire vers des approches plus pudiques (je pense à Tous les vêtements d’une femme, par Hans-Peter Feldmann).

Le contraste entre la froideur du procédé et la charge de pathos qui s’accroche au vêtement peut alors donner des résultats moins tape-à-l’oeil et plus profonds. C’est le cas dans la série des Bleus de travail d’Eric Valdenaire : le vêtement est une seconde peau qui accompagné le travailleur pendant des années. Son usure, la subtilité des couleurs passées nous parle aussi, en filigrane, de la période douloureuse que représente la fin du travail. Beau travail donc, à voir plus longuement sur http://ericvaldenaire.com.


ericvaldenaireEric Valdenaire


Le modèle iconographique créé par Toscani et repris par Ramos trouve aussi des échos dans le monde de la mode. Ainsi la styliste chinoise Ma Ke Wuyong qui crée des vêtements qu’elle enterre dans la terre afin de les charger d’âme et d’histoire, et qu’elle recoud après exhumation. Une pratique un peu glaçante mais profondément investie par l’artiste.


kakekukwongMa Ke Wuyong


Mais l’écho le plus direct réside encore dans ces sites de vente de vêtements d’occasion. On vous y apprend même à réussir votre prise de vue grâce à des tutoriaux subtilement pédagogiques. Un exemple ici : http://www.videdressing.com. On peut enfin craindre des prolongements plus fâcheux comme celui du sweat-shirt Urban Outfitters, avec ses imprimés rougeâtres et son aspect plutôt trash. Il a été rapidement retiré de la vente devant les plaintes : en 1970, l’université de Kent a été le théâtre d’une fusillade de la Garde nationale de l’Ohio contre les étudiants, entraînant la mort de quatre étudiants et plusieurs blessés graves. Une tentative de marketing « subversif » de mauvais goût ? Pas du tout : un simple hasard puisque la marque s’est candidement défendue de toute intention…


urbanfittersUrban Outfitters


Bref, c’était mieux maintenant, mais il ne faudrait pas que ça aille beaucoup plus loin…


fredramos-4Fred Ramos, The last outfit of the missing, 2013



par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué

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