Ils coupent, griffent, frottent, enfouissent, exhument et déchirent les photographies. Ils leur font subir tous les outrages ou ne les aiment que quand elles les ont déjà subis. « Ils », ce sont ces artistes qui appartiennent à une génération qui traite la surface photographique comme une seconde peau. De la caresse à la brûlure. Cicatrices. Une génération qui aime tellement la photographie qu’avec elle, tous les coups sont permis.
« Je posais nue chaque jour entre neuf heures et midi. Et chaque jour, un homme assis à l’extrémité gauche du premier rang me dessinait pendant trois heures. Puis à midi précisément, il sortait de sa poche une lame de rasoir et , sans me quitter des yeux, il lacérait méticuleusement son dessin ». Ces lignes forment le début de l’une des Histoires Vraies de Sophie Calle, parues en 1994, et sont accompagnées de la photographie du dessin strié de coups de rasoir. Tout est là : le classicisme du dessin de nu, le geste final qui arrive comme une effroyable dissonance à la fin d’une sonate, et la façon dont ce geste final transforme la production artistique et lui donne tout son sens. Certaines pratiques contemporaines autour de la photographie vont dans ce sens-là : l’image directe donnée par l’appareil photo est devenue trop simple, trop connue. Elle résulte d’un processus qu’il faut rejouer, détourner ou pervertir.
Nous avons déjà parlé des photographes japonais de l’après-guerre, de leur liberté iconoclaste, du traumatisme nucléaire et de la façon dont il a infusé leur esthétique photographique. Pour plusieurs d’entre eux, le tirage photographique est devenu l’objet d’expériences de détérioration de l’image : attaquer la surface du négatif, blesser l’émulsion chimique, lui faire subir ce qu’ont subi les corps irradiés. La surface de la photo devient métaphore de la peau des victimes d’Hiroshima et Nagasaki.
L’image dégradée permet d’ouvrir sur différentes conceptions de la photographie : un attrait pour la décomposition. Couleurs passées, Matières pourrissantes, le réel rongé par le lent grignotement de la mort. Une esthétique qui n’est pas nouvelle : en 1857 déjà, Baudelaire liait sa passion amoureuse à la fascination pour Une Charogne. En 2009, Arianna Arcara et Lucas Santese ont dressé un portrait de la ville de Detroit (un des hauts lieux de la photographie de ruines) à l’aide de photos trouvées dans des maisons abandonnées.
La nostalgie du passé porté par l’image photographique se transforme aussi en esthétique de la trace. Il y a quelques mois, nous évoquions le collectif Salvage Memory qui collecte et restaure des photos retrouvées dans les décombres suite au tsunami qui a frappé le Japon en 2011 (voir le lien ici). Ici, le spectateur scrute une image devenue presque illisible, aussi incompréhensible que la violence de l’évènement. Mais dont l’effacement a renforcé la puissance de suggestion.
On s’enfonce progressivement vers la disparition de l’image, l’imperceptible, le presque-rien : suite logique puisque, du vivant, il ne restera que des photographies qui finiront, elles aussi, par disparaître. Que reste-t-il des cartes à jouer photographiées par John Batho ? L’esquisse d’un motif, un chiffre qui se laisse deviner, quelques couleurs qui rappellent que des mains ont joué avec ces images.
On pourrait imaginer que, parce qu’il s’agit là d’une manière indirecte de faire de la photographie, cette conception relève d’une image faite par la pensée plutôt qu’avec le corps. Mais considérer la surface de la photo comme une seconde peau peut générer une approche opposée, basée sur le contact du corps. Paolo Gioli explore toutes sortes de rapport entre la photographie et le corps. Ici, photo et corps féminin sont deux peaux qui se touchent et créent des échanges.
Alors que certains déplorent que les écrans soient devenus les principaux supports de l’image , il faut bien constater que d’hier à aujourd’hui, la photographie n’a jamais cessé d’être une surface sensible.
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué
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