Je bondis, je saute, j’explose de joie ! J’esquisse un pas de danse, dessine une arabesque, décolle après un entrechat. Léger, aérien, je vole ! Et l’appareil photo saisit l’instant où j’échappe à la pesanteur. Invention visuelle ou poncif photographique ? Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à sauter devant l’objectif ?
As-tu jamais rêvé que tu volais ? Ce sont les mots que Philippe Halsman adresse à sa fiancée alors que, prisonnier, il pense à se suicider (c’est aussi, sur ce sujet, le titre du beau roman de Austin Ratner, qui vient de paraître en poche). Philippe Halsman : le photographe qui, quelques années plus tard, fera sauter devant son objectif toutes les célébrités mondiales. Poses inventives, spontanéité, humour, portrait décalé, la jumpology permet toutes les audaces et débouche parfois sur de vrais chocs visuels (les photos réalisées en collaboration avec Salvador Dali) et des créations puissantes (Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique, dont l’index semble partir à la rencontre du doigt de Dieu : plus fort que Halsman, il avait trouvé le moyen de faire sauter la planète entière).
Aujourd’hui, sur la place du Trocadéro, les touristes imaginatifs ne se contentent plus de l’illusion optique qui consiste à poser le doigt à la pointe exacte de la Tour Eiffel : ils s’envolent devant l’objectif. Voler : le plus vieux rêve de l’homme. Un rêve que n’a pas vraiment réussi un illustre prédécesseur de nos touristes, Franz Reichelt, en 1912, pourtant bien harnaché, avant de s’élancer du premier étage de la Tour …
Echapper à la gravité terrestre, voler ne serait-ce qu’un centième de seconde : grande ou petite idée dans laquelle se rejoignent la photographie amateur et professionnelle. C’est que dès la fin du XIXème siècle, c’est-à-dire au moment où le temps de pose s’est suffisamment réduit pour que l’instantané devienne possible, le saut est devenu un motif récurrent. Comme un défi technique posé à l’opérateur. Saut à la corde, plongeons, saut à cheval par-dessus les tables : tout le monde décolle ! L’amateur réussit l’épreuve, il est reconnu comme un technicien accompli.
C’est dire que Halsman n’invente pas la jumpology : Lartigue a aussi fait sauter sa famille et il est possible que la grâce du modèle de Martin Munkacsi ait eu une certaine influence. Pus tard, l’italien Mario De Biasi saura aussi exploiter le sujet, en tirant de beaux effets graphiques ou des jeux d’écho réussis entre premier et arrière-plan.
Mais alors que le citron semble pressé jusqu’à la dernière goutte, Denis Darzacq revitalise l’idée à travers sa série intitulée la Chute. A l’opposé de toute manipulation numérique, il demande à des danseurs de hip-hop et des sportifs de réaliser leurs figures au-dessus du sol, dans leurs vêtements quotidiens et dans l’espace urbain (la série se prolongera ensuite dans les hypermarchés). Loin de la légèreté joyeuse de Halsman, les images évoquent plutôt le rapport à un espace de vie contraignant, se posent en métaphore politique de tensions sociales ou en critique de la consommation.
Plus oniriques sont les images de Natsumi Hayashi qui, elle aussi, fait travailler des danseurs. Ses personnages traversent la vie quotidienne en apesanteur. Ils lévitent, certes, mais ils pourraient un jour échapper totalement à l’attraction terrestre et s’éloigner dans l’atmosphère. Ils ne sont pas tout à fait comme les autres.
Voilà : le filon rebondit et retrouve l’enthousiasme des pratiques amateurs. Yuki Aoyoma réalise des portraits de jeunes filles et de leur père sautant à côté d’elle (qu’en pense le professeur Freud ?). Insouciant ou chargé de sens, le saut a de beaux jours devant lui : on n’a pas fini de chercher à s’élever, même de quelques centimètres. Contraction, poussée, extension, et hop !