Pierre Morel est photojournaliste depuis 2008. Basé à Paris, il travaille principalement en commande pour les journaux, entreprises et institutions. Il s’intéresse de près à l’évolution et aux conditions d’exercice de sa profession. Aujourd’hui, il nous propose une humeur :
« Ah, mais je ne savais pas que je pouvais faire ça ! En fait, j’ai le livre Profession Photographe depuis 2 ans chez moi, mais je ne l’ai jamais lu…» C’est cette réponse que m’a fait un jeune confrère suite à une question sur les statuts des photographes la semaine dernière qui m’a scandalisée. Elle suivait une trop longue liste de remarques, plaintes et protestations de nombreux photographes par rapport à ce qui fait leur « professionnalité » (oui c’est un néologisme).
Plus j’avance dans ce métier, plus j’ai l’impression que les torts et difficultés de notre profession ne viennent pas exclusivement de nos clients, de nos employeurs ou de la société, mais aussi de nous même. Nous, les photographes, qui dans une logique parfois de déni ou d’arrogance faisons porter la responsabilité de notre condition sur les autres avant d’avoir un examen de conscience individuel et collectif.
En clair, l’idéal romantique de notre métier, exigeant et nécessaire pour les photojournalistes, noble et créatif pour les photographes en général, nous maintient dans une posture de supériorité et d’intégrité par rapport à notre filière et aux autres professions du secteur. C’est bien les autres qui devraient s’adapter ; pas nous. C’est eux qui baissent les budgets ; pas nous. C’est eux qui travaillent mal ; pas nous.
Mais pour tenir cette position d’une profession respectable, faut-il encore que ses composants, nous les photographes, ayons une pratique professionnelle sans failles cachées, une connaissance claire de nos droits et devoirs, un haut respect de la déontologie, une hygiène comptable, un sens du collectif et du partage. Un esprit républicain je pourrais même dire. Or, aujourd’hui, c’est loin d’être le cas.
Personne n’est parfait (moi le premier) et il est difficile d’exiger d’une profession en transformation et en précarité réelle un haut respect de standards. Mais alors qu’il y a toujours plus de photographes talentueux, créatifs et surtout engagés financièrement et émotionnellement dans leur travail photographique, il est révoltant et inexcusable que nous ne passions pas plus de temps à nous investir (et cela ne coûte pas beaucoup) dans notre « professionnalité » : conditions d’exercices, questions éthiques, comptabilité, assurances, formation, partage vers la communauté.
Car c’est là qu’est le nerf de la guerre, c’est là que se cristallisent les complaintes et c’est, curieusement, de ça dont les photographes se foutent le plus. À partir de l’expérience de mes quelques années dans ce milieu, j’ai fait une liste de ce qu’on doit lire, faire et comprendre avant de se plaindre. Elle est à compléter et à mettre en débat. Je l’ai faite d’abord pour moi, car je suis loin d’être un chevalier blanc et que j’ai besoin de mettre des mots sur mes torts. J’ai besoin de me sentir légitime et conscient par rapport aux problèmes et interrogations que je rencontre dans ma pratique. J’essaye de me remettre en question avant d’externaliser mes plaintes.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre de nos statuts quand nous aurons pris le temps de nous déclarer avec le bon statut en ayant, par exemple, lu (et pas uniquement possédé) le livre Profession Photographe d’Eric Delamarre, Vendre Ses Photos de Joëlle Verbrugge ou le Guide de la Pige.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre du non-respect de nos droits et problèmes de contrefaçon quand nous aurons véritablement lu et relu les livres ci-dessus ainsi que les sites de droits ou les pages des organisations professionnelles où figure la majorité des questions et réponses. Google est votre ami comme on disait dans les années 2000 à tout ceux qui ne prenaient pas le temps de faire un peu de recherche.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre du manque d’informations et de partage quand nous serons tous et toutes inscrits sur la liste EP France (que 180 membres pour l’instant) qui propose de discuter des problématiques professionnelles ou sur la liste Piges (1450 membres) qui fait de même pour les journalistes pigistes.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre de l’individualisme et du manque d’action collective quand nous serons tous membres et surtout militants d’une organisation professionnelle comme l’UPP (890 adhérents en septembre 2015 sur plusieurs milliers de photographes en activité) parce qu’il est bien trop facile de grogner dans son coin et que le collectif nécessite une présence de chacun d’entre nous. Les syndicats, associations ou commissions ne sont que des outils qui attendent d’être utilisés comme vous utilisez votre appareil photo.
– Nous, photographes qui vivons bien de notre métier, pourrons légitimement nous plaindre des gens qui cassent le marché quand nous partagerons plus nos succès, nos recettes et nos bonnes pratiques. Cessons de retenir la connaissance des prix entre nous et assumons notre rôle de passeur et de formateur. La réussite des uns encourage la réussite des autres.
– Nous, photographes qui sortent d’écoles photos, d’arts ou de journalisme pourrons légitimement nous plaindre du fait qu’on ne sait rien des pratiques professionnelles, des droits et des devoirs, quand on aura exigé de nos écoles d’axer leurs formations sur cela, quand on leur aura fait comprendre qu’il est inacceptable que les établissements aujourd’hui ne délivrent qu’un minimum de bagage professionnel.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre des difficultés de gestion administrative quand nous aurons utilisé des solutions dédiées (comme Freelancer-App) ou quand nous aurons pris un comptable. (1000€/an en moyenne en ce qui me concerne, vite rentabilisé).
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre des difficultés d’être seuls et de la délicate balance entre la vie privée et la vie professionnelle quand nous aurons pris un bureau ou quand nous aurons vaincu notre isolement en provoquant des démarches collectives (cafés entre collègues, rencontres, collectifs).
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre des responsabilités de notre métier quand nous aurons souscrit une Responsabilité civile professionnelle.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre de la difficulté de gérer notre activité quand nous aurons lu des livres sur comment vivre son travail de créatif indépendant, et qu’on aura suivi des débats et des formations sur ce sujet. Quand on se rendra compte que nos questionnements sont similaires à ceux des indépendants en général et que les ressources existent.
– Nous, photojournalistes, pourrons légitimement nous plaindre des contrats qu’on nous impose quand on aura pris le temps de les lire consciencieusement, quand on les aura partagés avec nos confrères et organisations professionnelles et quand on pourra y apporter une réponse collective.
– Nous, photojournalistes, pourrons légitimement nous plaindre du manque d’assurances en reportage quand nous aurons tous souscrit l’assurance Sécurité Reportage d’Audiens ( à partir 200€/an) ou celle de RSF. Leur existence est remise en cause, car il n’y a pas assez de souscripteurs !
– Nous, photojournalistes titulaires de la carte de presse, pourrons légitimement nous plaindre de la commission de la carte de presse quand il n’y aura pas 73 % d’abstentions aux second tour des dernières élections des représentants dans cette commission où nous étions tous votants.
– Nous, photojournalistes non-titulaires de la carte de presse, pourrons légitimement nous plaindre quand nous serons engagés dans des syndicats de journalistes et quand nous viendrons en nombre faire pression auprès des délégués syndicaux pour une meilleure reconnaissance de notre situation dans l’attribution de la carte.
– Nous, photojournalistes qui travaillent en AGESSA avec la presse, pourrons légitimement nous plaindre de retards de paiement ou d’absences de droits attachés à notre collaboration avec les journaux quand nous aurons compris qu’on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Si l’on gagne plus tout de suite avec un paiement en droit d’auteur, on perd aussi automatiquement des droits derrières. Pensez long terme.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre du non-respect du droit d’auteur quand nous payerons les logiciels que nous utilisons, quand nous arrêterons nous aussi de pirater à tout va. Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre de ne pas avoir assez de ressources et de ne pas pouvoir gérer les droits d’auteurs quand nous serons tous adhérents de sociétés d’auteurs comme la SAIF (15,24€ l’adhésion à vie !) et la SCAM qui peuvent rapporter jusqu’à plusieurs milliers d’euros chaque année. (Et en plus, elles ont un service juridique pour vous défendre).
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre de payer trop d’impôts ou de ne pas recevoir assez d’argent de l’État quand nous arrêterons de faire du paiement au noir pour être moins taxé et quand nous contribuerons honnêtement à la solidarité nationale. Les droits des indépendants sont aussi fonction de ce que vous versez à la collectivité.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre des difficultés d’adaptation au monde qui évolue quand nous aurons réalisé que la formation continue existe depuis 2 ans et qu’elle est plutôt très généreuse pour les photographes auteurs. Allez dire coucou à l’AFDAS.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre des demandes de clients quand nous aurons compris et acceptés que nous sommes des prestataires dans un marché global avec des clients particuliers, publics et privés et que par conséquent il existe autant de types de clients qu’il y a de diversité d’acteurs sur cette planète. Il ne faut pas cracher sur quelqu’un qui a un petit budget, sur un couple qui ne peut offrir que 300 euros pour des photos de mariage, sur un artiste qui souhaite entamer une collaboration non monétaire avec vous. La société est diverse, les demandes aussi et notre profession également. Il existe des photographes Low Cost, d’autres moyens de gamme et certains de luxe. À vous de vous positionner et de vous relocaliser en cas de délocalisation.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre de l’inculture des gens en matière de photographies quand nous auront fait suffisamment de pédagogie auprès de ceux qui font appel à nous. Personne n’est censé savoir comment fonctionne le marché de la photographie si nous ne faisons pas l’effort d’expliquer nos pratiques, nos contraintes, nos tarifs et notre positionnement. Il ne faut pas avoir une démarche arrogante ou snob considérant que tout est acquis. Car n’oubliez pas que notre profession ne s’est jamais suffit à elle-même et qu’elle existe parce qu’elle répond à une demande. Les gens achètent plus souvent du pain que des photos alors cessez de comparer votre métier à celui de boulanger.
– Nous, photojournalistes, pourrons légitimement nous plaindre que notre sujet ou notre travail photographique n’intéresse personne quand on aura cessé de proposer les mêmes séries, les mêmes histoires avec un même angle aux mêmes personnes. Posez-vous vraiment la question de votre originalité et de votre plus-value ! Faire vous-mêmes des photos qui vous tiennent à cœur ne veut pas dire qu’elles sont inédites ! Nous ne sommes pas tout seuls à faire ce métier.
– Nous, photojournalistes, pourrons légitimement nous plaindre du discrédit de notre métier quand nous arrêterons de jouer parfois le rôle de policiers en donnant des photos à ces derniers lors de manifestation, quand nous ferons toujours attention à nos sujets ou quand nous respecterons la charte de déontologie des journalistes. À défaut, nous expliquerons nos choix et nos contraintes sur le terrain pour faire ce qu’on appelle de l’éthique. C’est-à-dire que dans l’impossibilité de faire notre métier correctement à cause de pression économique ou autres, on met en débat publiquement nos contradictions et notre rôle.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre des résultats des concours ou de ne pas avoir assez de visibilité quand nous aurons postulé à tous ces prix, bourses, résidences et autres qui sont autant d’outils qu’on utilise pas assez.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre quand nous paierons et respecterons nos stagiaires, assistants et fixeurs. Il faut tirer le système vers le haut.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre quand on se respectera plus les uns et les autres et qu’on fera vraiment attention au machisme bien trop souvent présent entre nous et à travers notre travail.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre quand on ouvrira plus la composition sociale de notre milieu, qu’on acceptera la diversité des pratiques et des origines.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre quand on arrivera à faire notre autocritique, quand on reconnaitra nos erreurs dans le travail quotidien, quand on pourra évoquer des sujets tabous sans se faire lyncher par nos pairs. Quand on ne montera pas sur nos grands chevaux à chaque fois qu’il y a une attaque sur la profession. Quand on arrivera à partager en confiance nos interrogations avec nos confrères, les autres professions créatives et la société en général.
– Nous, photographes, pourrons légitimement nous plaindre de nos donneurs d’ordres quand on les aura court-circuités, quand on cessera de bosser avec les journaux, les agences et les clients qui nous méprisent, quand on prendra notre liberté par rapport à des intermédiaires et que dans une logique d’auto-gestion ou d’entreprise coopérative on créera nos magazines, nos réseaux de diffusion, nos collectifs et nos agences. Les exemples de réappropriation de nos moyens de productions et de diffusions ne manquent pas.
Je suis certain que quelqu’un qui applique ces principes n’aura pas de problèmes à vivre et faire de la photographie. Du moins en France, car notre pays offre un marché riche pour notre médium. Nous avons une société qui soutient la culture avec des droits, des aides et des outils qu’on ne retrouve pas ailleurs. C’est une chance extraordinaire dont il faut se saisir et qu’il ne faut pas gâcher. Pour sortir de notre position de victime, il faut nous reconsidérer. Si vous faites tout cela et que ça ne marche pas, je serais curieux de vous rencontrer et je suis prêt à réviser mon jugement.
Et dans ce cas-là, Mea Culpa !
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