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Interview : L’interminable processus de paix avec les minorités ethniques en Birmanie
Pour la troisième année consécutive, OAI13 est partenaire du prix Lucas Dolega qui soutient un photojournaliste freelance dans sa forte implication sur le terrain. Pour cette sixième édition, le jury a choisi de primer le travail « Paix et Développement » du photographe canadien Brennan O’Connor, qui documente depuis pratiquement dix ans le quotidien des minorités ethniques et les troubles qui secouent le processus de paix en Birmanie.
| Toutes les photographies © Brennan O’Connor. Avec l’aimable autorisation de l’association Lucas Dolega et de l’artiste.
« Aujourd’hui depuis les réformes, les deux problématiques principales portent toujours sur ces termes : développer le pays et mettre en place une paix ténue avec les différentes ethnies. Mais à nouveau reviennent ces questions : de quelle genre de paix, de quel genre de développement parle-t-on ? » – Brennan O’Connor
Depuis 2010, le photojournaliste Brennan O’Connor vit en Birmanie afin de se consacrer à un projet au long terme sur les groupes ethniques minoritaires et les conflits qui les divisent entre eux et avec le gouvernement. Arrivé juste avant l’instauration du gouvernement quasi-civil tenu par l’ancien général Thein Sein en 2011 et faisant suite à 40 ans de dictatures militaires, il a pu y observer les effets des réformes qui suivirent sur la population et le processus de paix. Parmi celles-ci, la mise en place d’une Commission nationale sur les droits de l’Homme, la libération de prisonniers politiques, un assouplissement de la censure de la presse et la signature de cessez-le-feu entre le gouvernement et certains groupes ethniques armés. L’assouplissement, voire la levée, des sanctions de l’Union Européenne et des États-Unis en réponse à ces changements, ainsi que l’adoption de la Loi sur les Investissements Étrangers en 2012, attirent aujourd’hui les investisseurs internationaux qui avivent cependant les troubles dans les régions ethniques riches en ressources naturelles.
Dans sa série en cours « Paix et Développement », Brennan s’interroge sur ce que ces termes de « paix » et de « développement », tant employés par les différents gouvernements birmans, peuvent bien signifier pour les communautés ethniques dans un pays où heurts et déplacements des populations font toujours partie du quotidien, et où l’armée dispose encore d’une grande partie du pouvoir.
Bonjour Brennan. Comment as-tu commencé à photographier les troubles qui secouent la Birmanie et ses minorités ethniques ?
La première fois que je suis allé en Birmanie et que j’ai photographié les groupes ethniques, c’était en 2008. À l’époque, je travaillais principalement en Thaïlande où je m’intéressais déjà à ce sujet. Puis j’ai eu l’opportunité d’aller dans l’État Shan birman et j’en ai appris plus sur la manière dont vivaient ces populations, comment elles étaient marginalisées et à quel point la situation y était désespérée. J’aime traiter de problématiques sous-documentées, et je me suis mis en tête de les photographier sur le long terme. Je suis resté deux semaines, puis je suis rentré au Canada. C’est fin 2010 que j’ai finalement déménagé de manière permanente en Asie, juste avant les réformes.
Tu as appelé cette série « Paix et Développement », c’est un nom très proche de celui de l’ancien gouvernement militaire de Birmanie, le « Conseil d’État pour la paix et le développement ». Y a-t-il un lien ?
Oui, et c’est même un peu ironique. Je suppose que ce gouvernement entendait par là son propre « développement » et la mise en place de cessez-le-feu, mais pas une réelle paix.
Aujourd’hui depuis les réformes initiées en 2011, les deux problématiques principales portent toujours sur ces termes : développer le pays et mettre en place une paix ténue avec les différentes ethnies. Mais à nouveau reviennent ces questions : de quelle genre de paix, de quel genre de développement parle-t-on ? Des mêmes que lors du gouvernement militaire ? Cette série est une tentative de donner un exemple de ce que les termes de paix et de développement peuvent signifier, et ils peuvent signifier beaucoup de choses.
En ce qui concerne la « paix », on observe de nombreux cessez-le-feu avec certains groupes d’un côté, et une augmentation des combats avec d’autres de l’autre. De nombreux groupes ont signé des cessez-le-feu avec le gouvernement durant ces quatre dernières années, mais ils attendent toujours que le dialogue politique promis ait lieu. La même chose était déjà arrivée avec beaucoup d’entre eux au début des années 1990 : des cessez-le-feu furent signés sans que cela conduise à des changements dans la vie des gens, qui se sont vus offrir des petits commerces pour les distraire de leurs buts politiques. Un des meilleurs exemples concerne l’Organisation d’Indépendance Kachin (KIO – Kachin Independence Organization). En 1994, ils ont signé un cessez-le-feu avec le régime militaire qui leur a promis un changement politique qu’ils n’ont jamais eu. Le cessez-le-feu a été défait en 2011 quelques mois après l’entrée en fonction du gouvernement quasi-civil.
Une des raisons principales de ce retour des violences avec les Kachin fut l’intention du nouveau gouvernement de construire un grand barrage hydroélectrique avec la Chine, le barrage de Myitsone, le long de la rivière Irrawaddy. Aussi, on peut parler de « développement » avec ce type de projets d’investissement massifs qui se mettent en place. Le problème est qu’ils s’installent dans des zones où il y a encore de nombreux combats.
En quoi consistent ces projets ?
Beaucoup de projets de barrages hydroélectriques, ainsi que d’extractions de ressources naturelles, surtout de l’huile et du gaz. Il y a encore beaucoup de jungles et de forêts en Birmanie. Le pays contient tellement de ressources qui n’ont jamais été développé jusqu’alors, et qui constituent un grand potentiel pour les investisseurs. Ce qui est compliqué, c’est que les pays qui supportent le plus le processus de paix sont aussi ceux qui sont les plus engagés dans ces projets de développement. La Chine et la Norvège notamment, et il est peu probable qu’ils n’aient pas conscience des problèmes que cela pose pour tendre vers la paix que d’investir dans des zones contestées, voire de conflit. De nombreux pays européens, le Canada et les États-Unis supportent aussi les cessez-le-feu et s’apprêtent à leur tour, ou ont déjà commencé, à investir en Birmanie.
La Norvège, qui a présidé le « Myanmar Peace Support Initiative » entre 2012 et 2014, a ainsi parallèlement investi dans un projet de barrage de grande ampleur, le barrage de Middle Yeywa (« 700 Megawatt Middle Yeywa »), dans le nord de l’État Shan. Or, il se situe tout près de la base de l’Armée de l’État Shan Nord qui connait de nombreux heurts avec l’armée birmane. Cette dernière y a lancé des offensives de grande ampleur fin 2015, et la situation y fut particulièrement critique jusqu’en 2016. Un cessez-le-feu avait pourtant été signé avec le gouvernement en 2012. Le groupe environnemental local, « Action for Shan State Rivers », affirme ainsi que « les ressources naturelles sont un des moteurs du conflit ethnique, avec les forces ethniques luttant pour résister au contrôle unitaire du gouvernement sur les ressources dans leurs régions, et avec la militarisation accrue de l’armée birmane autour des projets d’extraction des ressources. ».
Quels sont les effets de ces conflits et de ces projets sur les populations, spécifiquement les populations ethniques ?
Ces conflits en cours ont des conséquences terribles : ils créent beaucoup d’instabilité et de chômage, des gens doivent quitter leurs pays et s’installer dans ceux voisins pour trouver du travail, et des familles sont détruites. De nombreuses personnes aujourd’hui partent en Thailande, en Chine et en Inde, ou dans les zones frontalières. Certaines vont dans des camps de réfugiés, d’autres deviennent ce qu’on appelle des réfugiés économiques, des travailleurs migrants. Entre 2005 et 2014, certains des pays éminents de l’ONU ont ainsi participé à un vaste projet de réinstallation : des centaines de réfugiés des neufs principaux camps de réfugiés thaïlandais y ont participé.
Aussi, la majorité des projets hydrauliques ont manqué de transparence. Les communautés environnantes n’ont pas été informées des conséquences que ces projets auraient sur leur vie. Des terres ont été accaparées, des villageois ont été pressés de vendre leur terres à taux bas. Certains projets énergétiques n’ont aussi pas fait l’objet d’évaluations environnementales adéquates. En outre, la Birmanie a vraiment besoin d’énergie, mais selon les mémorandum d’entente des projets, l’électricité ira à la Chine ou à la Thaïlande – un autre pays investissant massivement dans l’hydroélectricité.
Comment ça se passe de travailler en tant que photojournaliste étranger ? Quelles difficultés rencontres-tu ?
Cela dépend de qui tu as en face de toi. La Birmanie est pour moi un des pays à la population la plus chaleureuse. Ls gens vous mettent à l’aise, et rendent même peut-être les choses plus faciles pour les photographes.
À côté de ça, en dehors des centres villes, et dès que l’on touche à des problématiques sensibles, la drogue, les conflits, celles dans lesquelles les militaires sont impliqués, il n’y a pas de réelle garantie de liberté de la presse. Personne ne peut aller dans l’État d’Arakan documenter la situation par exemple (Là où vit la minorité musulmane persécutée des Rohingyas – NDLR.). Le nord de l’État Shan et l’État Kachin sont aussi des zones difficiles d’accès car il y a eu de nombreux conflits ces derniers mois. Comme j’ai besoin d’y aller pour mon projet, je dois parfois trouver des moyens d’y accéder sans causer des problèmes aux personnes qui m’aident et me guident ou à moi-même. Les journalistes birmans connaissent cependant plus de pression que les étrangers.
Tes photos sont souvent de belles images qui contrastent avec la violence des scènes qu’elles montrent, elles sont presque poétiques. Pourquoi ce choix esthétique ?
Je n’ai jamais pensé au fait que mes photos puissent être poétiques, et c’est un vrai compliment. Je n’ai pas vraiment réfléchi à l’esthétique de mes photos, j’essaie juste de raconter cette histoire autant que je le peux. Tout dans la vie a une intensité, donc si c’est de la douleur, cela a de l’intensité, et à partir de là la question se pose de savoir comment tu véhicules ça dans une image.
Cette série fait partie du projet « Dividing Lines ». C’en est même un chapitre. Peux-tu m’en dire plus sur ce projet plus général ?
« Dividing Lines » tourne autour de trois problématiques principales : les zones frontalières, l’identité ethnique, et la guerre civile. Tous les problèmes qui secouent le pays tendent à se concenter aux frontières, là où sont basés la majorité des groupes ethniques. Certains vivent à cheval entre la Birmanie et les pays voisins, car la frontière coupe leurs terres ancestrales, ce qui permet de voir à quel point la vie est différente selon le côté duquel on se trouve. Pour ce projet, j’ai aussi beaucoup photographié des travailleurs migrants qui partent vers les pays voisins, ou qui se concentrent à la frontière.
Est-ce que la situation a changé depuis l’élection du nouveau président cette année et de la nomination de Aung San Suu Kyi, figure de l’opposition à l’ancienne dictature militaire, comme Conseillère pour l’État ?
Il y a eu plus de changements après 2011 que depuis cette élection, et ce à cause de la Constitution de 2008 qui cimente surtout le pouvoir militaire. La Birmanie n’a pas qu’un gouvernement, mais deux : le gouvernement élu, et les militaires qui contrôlent 25 % de la Constitution et qui détiennent trois ministères importants : la défense, l’intérieur et les frontières. Aung San Suu Kyi n’a donc pas tellement de pouvoir, elle ne peut pas dicter aux militaires ce qu’ils doivent faire, ils se contrôlent eux-mêmes. Elle et le nouveau président ont un énorme travail à faire, beaucoup de désordre à démêler et peu d’autorité sur beaucoup de choses importantes. L’armée a lancé de nombreuses offensives majeures ces six derniers mois contre les groupes armés Kachin, Shan et Ta’ang tandis que Suu Kyi essayait de faire progresser le processus de paix. Les militaires affirment vouloir la paix et les principaux dirigeants assistent à toutes les réunions importantes, mais ils attaquent parfois dans le même temps les soldats de certains des groupes ethniques armés également présents aux réunions. Ils ont ainsi attaqué les positions de la Shan State Army North quelques jours avant la Conférence de Panglong du XXIème siècle (Qui a eu lieu du 31 août au 3 septembre 2016 et dont le but était d’instaurer une paix en Birmanie. NDLR).
Tu sais, avoir la paix pour eux, ce n’est pas nécessairement une bonne chose : ils ont besoin de justifier leur existence et le fait d’être aussi puissant. Je ne pense pas qu’ils visent une paix permanente. La situation entre les groupes ethniques armés et les militaires n’est cependant pas à voir en « noir et blanc ». Les deux ont leur propre intérêt. Les leaders de ces groupes peuvent aussi profiter de certaines manières de ces conflits pour avoir du pouvoir, bien que ce ne soit pas la raison pour laquelle ils ont pris les armes. Il existe encore aujourd’hui une inégalité énorme entre la majorité Birmane et les groupes ethniques minoritaires.
Toutes les photographies : « Paix et Développement », © Brennan O’Connor. Découvrez d’autres images sur son site : brennanoconnor.photoshelter.com. Grâce au prix Lucas Dolega, organisé par l’association du même nom, le photographe se verra dôté d’un soutien financier d’Olympus de 10 000 euros. Son reportage sera exposé à Paris et publié dans l’album photo de Reporters sans Frontières.