Le mois de juin a été marqué en France par les images des expulsions de migrants sous le métro la Chapelle puis de la Halle Pajol. D’expulsion en expulsion, les images de violences policières et de manifestations militantes envahissaient les réseaux sociaux et la presse web. La photographe Laurence Geai s’est plongée dans l’histoire de ces migrants. Alors qu’elle continue de documenter la vie de certains d’entre eux et que le thème de l’immigration occupe les politiques et la presse européenne, elle nous raconte son mois de reportage à Paris.
Interview menée sur Skype par Molly Benn | Toutes les images © Laurence Geai
OAI13: Salut Laurence, ça va ?
Laurence: Ouais, je suis épuisée.
Tu continues ton sujet sur les migrants à Paris ?
Oui, je suis en train de suivre des familles et quelques réfugiés que j’ai rencontrés. Je cherche à en savoir plus sur leur histoire.
Pourquoi tu es allée au camp de La Chapelle au début du mois de mai ?
En fait, j’ai commencé par me rendre au camp d’Austerlitz, celui qui est juste en dessous de la Cité de la Mode. Puis une copine m’a parlé du camp qui s’installait sous le métro à La Chapelle. Les conditions de vie dans ces camps m’ont vraiment choquée. Je te jure. Je pensais pas que c’était possible à Paris.
Qu’est-ce que tu photographiais au début ?
Je ne faisais pas de photos les premières fois que j’y suis allée. J’ai d’abord discuté. Les migrants qui dorment là sont tous dans des situations très différentes et ça, c’est important de le comprendre. Le camp de la Chapelle se divise en deux : un côté plus africain, et un côté plus maghrébin. Ils viennent en France pour des raisons diverses. Les Soudanais et les Erythréens migrent pour des raisons politiques, les Maghrébins plutôt pour des raisons économiques. Ce qui m’a frappé, c’est de voir que ce camp s’installait et grossissait de jour en jour. Et face à ça, les pouvoirs publics restaient complètement indifférents.
Tu ne savais pas que des expulsions se préparaient?
Non, pas encore. Au début je pensais que des solutions seraient trouvées pour les habitants du camp. La rumeur enflait chaque jour comme quoi les autorités publiques viendraient les expulser. Et les habitants du camp stressaient de ne pas savoir où ils iraient. Est-ce qu’ils seraient séparés? Qu’est ce qu’ils allaient devenir?
Dès que les expulsions ont commencé tu t’es rendue sur place?
J’étais à la Chapelle la veille, donc je savais que ça allait arriver. La grande question était de savoir si ils allaient être relogés ou pas. Je suis arrivée à 6h du matin le lendemain. Les flics avaient écarté tous les journalistes du camp. Ils m’ont interdit de passer. Je n’ai pu faire des photos que de loin. Des bus sont arrivés. La plupart des migrants n’ont pas pu prendre leurs affaires. La majorité des affaires personnelles, tentes, sac de couchage, matelas… tout a été détruit. Au départ, je ne savais pas quelle serait l’issue de ces expulsions. Je pensais qu’ils seraient relogés, qu’ils pourraient au moins dormir dans un lit. Le camp de la Chapelle était dans un état sanitaire déplorable. Les bus sont partis. Je suis revenue quelques heures plus tard pour voir le camp vide. Et là, je me suis rendue compte qu’il y avait plein de personnes laissées sur le carreau. Tout le monde n’avait pas pu monter dans les bus. Ceux qui étaient restés là n’avaient plus de tentes ni de sacs de couchages puisque tout avait été détruits par les autorités.
Que sont donc devenus les migrants du camp de la Chapelle ?
Une partie d’entre eux a été relogée en hôtel Formule 1. Les réfugiés ont accès à une chambre et un petit déjeuner par jour. C’est compliqué pour eux de se nourrir dans la journée. Heureusement, une solidarité riveraine s’organise. Une deuxième partie de personnes a été prise en charge dans un centre d’hébergement d’urgence, mais pour une durée limitée.
Et enfin, il y a une partie qui n’a pas osé monter dans les bus par peur d’être expulsée hors de France ou qui n’a simplement pas eu de place pour être hébergée. Ces gens là, on les a retrouvés dans le square juste à côté de la Chapelle, qui avait été fermé. Et sous le métro, les autorités ont mis des bâches et des maîtres chiens pour pas que les migrants viennent se réinstaller.
Et que s’est-il passé au square ?
En arrivant au square, j’ai halluciné du nombre de réfugiés présents. Il y en avait une bonne centaine. Ils dormaient par terre ou sur des matelas de fortune. Certains s’abritaient sous les jeux pour enfants. Dès le lendemain, les CRS sont arrivés pour les sortir du square et les mettre à la rue. Ils les attrapaient comme si c’était des délinquants. Les réfugiés prennent peur, ils décident de tous s’asseoir, rendant la tâche d’expulsion plus difficile. Mais les CRS décident, pour une raison inconnue, d’emmener les migrants dans le métro. Et là, ça a dégénéré. Les forces publiques jetaient les migrants dans le métro, sous les yeux ébahis des passagers. Personne ne comprenait pourquoi c’était aussi violent.
Finalement, les CRS se sont rendus compte que ça devenait dangereux parce qu’il y avait de plus en plus de monde sur le quai du métro. Ils ont laissé tombé et fait ressortir tout le monde. Le groupe de réfugiés s’est donc rendu au gymnase de la Halle Pajol.
D’où ils vont se faire expulser également…
Oui et de façon très violente et déshumanisante. Les riverains se sont interposés entre les forces publiques et les migrants. Toute cette scène était incroyable. Dans ce genre de contexte, c’est important qu’on soit sur place pour montrer comment l’État a traité ces gens. Après la Halle Pajol, ils s’installent au Bois Dormoy, un petit bois privé du 18ème arrondissement. Cet endroit a été une sorte de parenthèse pour eux après la journée violente de la veille. Je les ai vus jouer au foot, se reposer, la journée a été relativement douce. J’étais étonnée de voir à quel point la vie quotidienne peut rapidement s’installer, et ce, où que ce soit. Mais ils ont dû quitter ce lieu le lendemain.
Ils avaient une proposition d’hébergement à Nanterre, mais la plupart des migrants connaissent ce centre car c’est un des plus sales et tu ne peux pas y rester la journée. Des militants riverains ont donc décidé d’investir la caserne des pompiers dans le 10ème pour y installer les réfugiés. La nourriture arrivait par les fenêtres, la vie s’installait très rapidement. Et face à ces pressions, la mairie de Paris a trouvé un centre d’hébergement en guise de solution d’urgence. Les réfugiés ont quitté la caserne vers minuit dans le calme, pour se rendre dans des bus qui les mèneraient vers le centre.
Sais-tu ce qui a motivé cette vague d’expulsions ?
Les pouvoirs publics ont voulu expulser les migrants de la Chapelle pour des raisons sanitaires, mais aussi pour éviter que ce camp continue de grossir. En dispatchant les migrants, ils deviennent moins visibles que tous regroupés sous le métro. Ils les expulsent pour qu’on ne les voient pas. Ça ne fait pas une bonne presse pour la ville de Paris surtout avec la saison touristique qui s’ouvre. Ces expulsions sont aussi un message pour les réfugiés : « Vous n’êtes pas bien accueilli en France, allez ailleurs ». Et c’est vrai que ça marche pour certains. Il y en a qui sont dégoûtés de la France à cause de ça. On les déshumanise pour qu’ils n’aient pas envie de rester. Et puis il faut dire ce qui est, on a eu du mal à publier dans les médias au début de ces expulsions. C’est quand les images de violence de la Halle Pajol ont commencé à sortir que la presse s’est emparée du sujet.
Et pourquoi cet intérêt s’est déclenché à la Halle Pajol ?
À cause de la violence des expulsions à la Halle. À partir de ce moment là, on ne pouvait plus ignorer ce qui se passait. Les photos et les vidéos qui sont sorties ont aussi choqué beaucoup de gens.
Une fois que tu t’intéresses aux sans papiers et à ces réfugiés, tu as du mal à décrocher. Je n’arrive pas à lâcher l’histoire. Ils ont des vies difficiles, des vies qu’on ne peut même pas imaginer. Leur réserver un accueil aussi sordide alors qu’ils ont eu ces vies là, c’est terrible. Une fois que tu racontes leur histoire, tu ne peux plus fermer les yeux. C’est aussi pour ça que certains d’entre nous ne veulent pas les voir. Ils savent qu’au fond, si on leur racontait ne serait-ce qu’un dixième de leur histoire, ils ne pourraient pas les ignorer, ils seraient obligés de leur ouvrir la porte.
Site internet de Laurence Geai : laurencegeai.com