En octobre 2013, Olivier Laban-Mattei, photojournaliste expérimenté et maintes fois primé, partait en Mongolie. Mais cette fois, il ne s’agissait pas d’un reportage de quelques semaines. Animé par la volonté de documenter un pays « au bord du désastre » environnemental et sanitaire, il y a posé ses valises et ses appareils photo pour une durée indéterminée. Ainsi est né The Mongolian Project.
Un journalisme documentaire
« S’il y a un objectif que je veux atteindre avec ce projet, c’est faire voler en éclat le mythe de l’Eldorado. Ici c’est tout sauf ça. Les gens vivent dans une p…. de misère. »
A l’autre bout de la liaison Skype, le ton ne laisse aucune équivoque. En décidant de s’installer à Oulan-Bator, Olivier Laban-Mattei et son équipe ont pris le parti d’un journalisme documentaire, voire sociologique. « Avec The Mongolian Project (TMP), je poursuis mon travail comme je le conçois : aller au fond des choses, comprendre les mécanismes et pour cela, m’immerger dans la vie sur place. Au final, je ne produis pas beaucoup d’images. Je passe beaucoup de temps à intégrer cette société. TMP va dans le sens du “slow journalism” », déclare Olivier.
Pour cette raison notamment, The Mongolian Project a pris la forme d’un site internet. On y trouve des portfolios, des articles de fond, des vidéos — un contenu qui explore plusieurs aspects de la société mongole, mais qui reste axé en priorité sur les conséquences du boom minier en termes d’environnement et de santé. Initié par Olivier Laban-Mattei, il rassemble Anaïs Jumel, journaliste et photographe également basée à Oulan-Bator, Coralie Griell, ingénieure en eau et environnement, Tristan Lefilleul, journaliste, et d’autres contributeurs ponctuels.
Tous ont en commun d’avoir tissé une histoire particulière avec la Mongolie. Et tous ont le désir de donner des clés pour comprendre les enjeux de ce pays lointain, dont on ne retient le plus souvent que les clichés — les vastes steppes, la terre du ciel, les fiers cavaliers… —, mais qui est aujourd’hui « au bord du gouffre », selon Olivier.
Photographier l’invisible
« Je photographie l’invisible », résume le photographe. « Et c’est compliqué. » Un invisible qui a des conséquences dramatiques : la pollution de l’air. « A Oulan-Bator, l’hiver, c’est irrespirable. On a l’impression de vivre dans une cheminée », raconte-t-il. « Pourtant les autorités ne font rien. Il n’y a aucune mesure de prévention. » Ce sont avant tout deux faits qui ont alerté l’équipe de TMP. Le premier est que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a, pour la première fois, publié un rapport mondial établissant un lien entre pollution de l’air et cancer des poumons. Et le second est que la capitale mongole concentre la moitié de la population nationale (qui totalise moins de 3 millions d’habitants), dont les deux-tiers vivent dans ce qu’on appelle des « quartiers de yourtes », des zones d’habitation en proie à de sérieux problèmes sanitaires.
A partir de là, le calcul est simple : « Si l’on considère qu’il y a 800 000 actifs en Mongolie, dont la majorité vit dans les quartiers de yourtes, on peut penser que la moitié d’entre eux souffrent de troubles respiratoires voire de pathologies plus graves. Au-delà de ces conséquences connues de la pollution, on peut soupçonner qu’elle provoque d’autres affections à cause de l’affaiblissement des corps — déficience cardiaque chez les nouveaux nés, troubles neurologiques, tuberculose… Or aucune étude n’est menée, aucun programme de santé n’est mis en place. C’est en toute indifférence que l’État met en jeu le peu de ressources humaines que possède le pays », dit Olivier.
Un pays qui, depuis les années 1990, a basculé dans l’économie de marché, provoquant un exode rural sans précédent et bouleversant les structures sociales traditionnelles du nomadisme. A cela se sont ajoutés les effets de l’essor minier (or, uranium, cuivre, charbon…) : afflux de population autour des gisements dans des conditions de vie déplorables, ouverture des exploitations aux intérêts des entreprises étrangères créant une dépendance périlleuse, dégâts environnementaux… et peu de bénéfices pour les Mongols eux-mêmes.
« On assiste à une énorme inflation depuis deux ans », explique le photojournaliste. « Donc malgré ce qu’on pourrait penser, notamment avec l’apparition d’une société de consommation, le niveau de vie a plutôt baissé. » Dans le domaine de la santé, plusieurs facteurs concourent à rendre la situation dramatique. « Pour donner un exemple, l’un des deux grands spécialistes du cancer des poumons à Oulan-Bator gagne environ 800 000 tugriks par mois (moins de 350 €), et pour le matériel, les hôpitaux dépendent grandement des nombreuses ONG — nationales et étrangères — qui œuvrent dans le pays. En gros, si elles partaient, ils n’auraient plus rien. Au point de vue de la société, les Mongols mettent un point d’honneur à se débrouiller seuls, à ne pas réclamer. En cas de problème respiratoire, le malade sera d’abord pris en charge par la famille, qui s’endettera pour lui payer ses médicaments. L’hôpital ne sera que le dernier recours, hélas bien souvent lorsque sa condition devient désespérée. Pour l’Etat, c’est une occasion de plus pour ne pas intervenir en amont. »
Rendre des comptes
Olivier Laban-Mattei connaissait déjà la Mongolie, qu’il a parcourue avec son fils Lisandru pour un travail photographique à quatre mains. Il n’empêche que c’est en vivant et travaillant sur place qu’il a pris conscience de l’ampleur des dégâts. La corruption, présente à tous les niveaux de la société, grève aussi le système de santé — pour être soigné, il faut en avoir les moyens. Et il se heurte à la complexité de la société mongole :
« En arrivant ici, je ne pensais pas rencontrer tant de difficultés. Les portes s’ouvrent… et se referment très vite. Le passé communiste a laissé des traces : certains ont encore le devoir du secret. Pour d’autres, le fait que le projet touche à des questions d’économie actuelle, sur laquelle tout repose, ne les met pas en confiance. Les médecins par exemple nous parlent volontiers, mais dans une certaine mesure seulement. Au niveau des politiques, on peut accéder à tout le monde puisque la Mongolie affiche une volonté d’ouverture, mais les chiffres et statistiques restent hors de portée. Et avec les gens, Oulan-Bator étant un village, tout le monde nous connaît, apprécie ce qu’on fait, nous accueille avec le sourire… mais ne se confie pas facilement pour autant. »
Avant de participer au projet, la journaliste Anaïs Jumel avait passé neuf mois dans la steppe avec une famille nomade. « J’ai dû m’adapter à la ville, que je connaissais mal. Ce projet me fait prendre conscience de la quantité de choses à raconter : on commence par l’environnement et de là découlent des problématiques très diverses. TMP nous donne l’occasion de défricher ce qu’on a cru comprendre de cette société, et même lorsqu’on croit en avoir saisi un aspect, on a toujours des surprises. Le constat est alarmant. Ce qui m’anime, c’est d’essayer de restituer la réalité. »
Sur ce point, Olivier Laban-Mattei va encore plus loin : « Nous avons des comptes à rendre aux gens sur place. » Cette phrase reviendra plusieurs fois au cours de la conversation. « Ce projet va au-delà de la vente de sujets dans la presse, d’une exposition ou d’un livre : en suscitant des rencontres, des discussions, il se veut fédérateur. Il s’adresse avant tout aux habitants de la Mongolie, aux gens de l’intérieur, qui sont les premiers concernés. »
Entre les enquêtes, les déplacements, la vie quotidienne et l’alimentation du site, le projet reste fragile. « Financièrement, c’est chaud ! J’espère que l’exposition à Visa pour l’Image (festival international de photojournalisme à Perpignan) suscitera l’intérêt de quelques personnes qui nous permettront de pérenniser le projet », confie Olivier.
« Oulan-Bator, où tout est concentré (gouvernement, administration), est bâti sur une immense faille sismique. Le dernier tremblement de terre date d’il y a 100 ans, ce qui laisse penser que le prochain ne devrait pas tarder. Selon les sismologues, tout va tomber. La société mongole est à cette image », conclut Olivier Laban-Mattei. Avec Anaïs, ils sont repartis dans les steppes, pour travailler sur des sites miniers ayant rouvert après la saison hivernale. Les images de ce voyage viennent d’être mises en ligne. Allez les voir. Elles ne montrent ni ciel immense ni fiers cavaliers.
The Mongolian Project : themongolianproject.com
Soutenez le projet ! Avec 10 €, vous aurez accès aux Carnets documentaires et pourrez devenir le « 5e reporter » de TMP.
Exposition : Mongolie, l’eldorado n’existe pas. Du 30 août au 14 septembre au festival Visa pour l’Image 2014, à Perpignan.
Livre : Mongols, d’Olivier Laban-Mattei et Lisandru Laban-Giulani, Neus éditions
[…] En octobre 2013, Olivier Laban-Mattei, photojournaliste expérimenté et maintes fois primé, partait en Mongolie. Mais cette fois, il ne s’agissait pas d’un reportage de quelques semaines. Animé par la volonté de documenter un pays « au bord du désastre » environnemental et sanitaire, il y a posé ses valises et ses appareils photo pour une durée indéterminée. Ainsi est né The Mongolian Project. […]
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