On nous vend du régime à toutes les sauces pour rendre nos corps minces et musclés. En Mauritanie, la réalité est cependant toute autre : l’obésité est traditionnellement un des critères de beauté par excellence et les hommes aiment se perdre dans les replis du corps de leur femme. Accompagné de la journaliste Abigail Haworth, Joost de Raeymaeker a photographié ces jeunes femmes mauritaniennes contraintes d’absorber de grandes quantités de nourriture pour prendre du poids en un temps records.
Toutes les images : © Joost de Raeymaeker
► ► ► Cet article fait partie du dossier : Photographier l’obésité
« Si elles ne mangent pas tout ce qu’on leur donne, elles sont physiquement punies. La pression sociale est si élevée qu’elles ne peuvent pas vraiment refuser. » – Joost de Raeymaeker
Elles ont entre 12 et 14 ans, parfois même 7, et ont un régime calorique quatre fois supérieur à celui d’un bodybuilder. Ces jeunes filles mauritaniennes sont parfois contraintes de manger 16 000 calories par jour pour correspondre aux critères de beauté des hommes du pays. Cette pratique est surtout répandue dans les campagnes où les parents envoient leurs enfants en « vacances » pour les préparer au mariage. Ces « séjours » se déroulent sous les regards vigilants de gaveuses qui en font un véritable commerce : « Le but est de les nourrir jusqu’à ce que leurs corps gonflent comme des ballons. » raconte Aminetou Mint Elhacen, une de ces gaveuses, à Abigail Haworth pour Marie-Claire. Et ce, au détriment de la santé de ces femmes qui, devenues adultes, souffrent – entre autres – de diabète et de maladies cardio-vasculaires.
OAI13 a interviewé le photographe belge Joost de Raeymaeker qui, le temps de deux séjours en Mauritanie, a suivi le quotidien de ces femmes et enfants.
Comment en es-tu venu à photographier le gavage des femmes en Mauritanie ?
J’ai voyagé à travers le nord de l’Afrique de l’Ouest quelques mois auparavant pour un projet destiné à la version en ligne d’un journal portugais. Ce reportage, intitulé « les orphelins de Dakar », retrace le parcours du rallye Dakar plusieurs années après l’évènement. Pour ce reportage, j’ai traversé le Maroc, le Sahara occidental, la Mauritanie, le Sénégal, le Mali et le Niger. En Mauritanie, et dans une certaine mesure au Sahara occidental, j’ai remarqué que les femmes étaient vraiment grosses, mais je n’étais pas allé plus loin. À la fin de mon voyage, au Niger, j’ai rencontré Alex Perry, le chef du Bureau africain du Time Magazine sur la terrasse du « Grand Hôtel » pour une commande, alors que j’écrivais mon journal sur une bouteille de « Conjoncture », le surnom d’une bière locale.
Quelques mois plus tard, j’ai reçu un appel de Abigail Haworth, rédactrice « senior » internationale pour « Marie Claire US ». Alex lui avait donné mes coordonnées. Elle voulait savoir si j’avais des contacts et noms de fixeurs en Mauritanie pour un reportage sur le gavage. Je me suis souvenu de Baba, le guide à Atar, une ville dans le centre-ouest du pays, et de sa femme Zeina. J’ai alors proposé à Abigail de venir avec elle, et c’est ainsi que j’ai fini par prendre ces photos.
As tu pu voir en quoi consiste cette pratique exactement?
Elle se résume à faire manger (très souvent sous la menace ou de force) de grandes quantités de nourriture riche en calories prises par doses régulières aux filles et jeunes femmes. Le but est qu’elles deviennent très grosses afin qu’elles correspondent aux « normes de beauté » traditionnelles de la société mauritanienne.
Est-ce qu’on t’a expliqué pourquoi ces jeunes femmes étaient forcées à manger au-delà des limites de leurs corps? Y a-t-il beaucoup de femmes concernées ?
Les hommes mauritaniens (généralement très minces) considèrent les grosses femmes comme étant les plus belles. Les femmes maigres ayant du mal à trouver des maris, elles sont soumises à une forte «pression sociale».
Cette pratique est liée à une tradition: comme les filles ont tendance à se marier à un très jeune âge (12-14 ans), elles ont besoin d’être grosses d’ici l’évènement. D’où le gavage. Dans les zones rurales de la Mauritanie, la plupart des femmes sont très grosses. Mais dans la capitale, Nouakchott, et à Nouadhibou, une ville plus au nord, c’est un peu moins commun.
De nombreuses photos semblent avoir été prises dans un « camp » spécialement crée pour gaver les jeunes femmes. Comment réagissent-elles une fois là?
Ce n’est pas vraiment un «camp», mais une petite ville nichée dans le désert du Sahara. Une femme locale reçoit de l’argent des familles qui y envoient leurs filles pour un «jour férié». Si elles ne mangent pas tout ce qu’on leur donne, elles sont physiquement punies. Comme je disais, la pression sociale est si élevée qu’elles ne peuvent pas vraiment refuser.
Quelles sont les conséquences sur la santé que tu as pu observer durant tes séjours ?
Les conséquences les plus évidentes de l’obésité qui viennent à l’esprit sont le diabète et les maladies cardiovasculaires. Mais il y en a d’autres qui découlent des moyens qu’utilisent les femmes qui veulent grossir à tout prix. Elles recourent en effet à la médecine vétérinaire, aux hormones et à d’autres drogues illégales.
Les conséquences psychologiques sont plus difficiles à évaluer, car beaucoup de femmes semblent être très heureuses d’être « belles » ainsi. Toutefois, dans les régions plus urbaines, on voit désormais des femmes qui font de la marche ou de la course. Non pas tant parce que l’image qu’elles ont d’une belle femme change, mais parce qu’elles prennent de plus en plus conscience des problèmes de santé que l’obésité engendre. Je me souviens de la réaction de femmes rencontrées à Atar qui, en voyant une photo de Beyoncé sur la couverture d’un magazine, trouvaient qu’elle était maigre comme un cintre et qu’elle ne pourrait, par conséquent, jamais trouver un mari.
Justement, selon toi, comment est perçu le gavage en Mauritanie?
On trouve maintenant des personnes qui luttent contre. Aminettou Mint El Moctar par exemple, de l’Association de Femmes Chefs de Famille (AFCF). En fait, avant le coup d’Etat du 6 août 2008, il y avait une loi qui interdisait cette pratique. Mais après 2008, ce fut « retour à la case départ » et elle s’est de nouveau retrouvée en augmentation. Les jeunes femmes urbaines ont le choix de grossir ou de rester mince, mais elles sont finalement une minorité.
Tu as une idée sur l’avenir de cette pratique?
Je ne vois pas de changement allant vers un assouplissement de la pratique dans un avenir prévisible. Au contraire, il semble qu’il y ait eu une fatwa (avis juridique et religieux d’un spécialiste de loi islamique sur une question donnée ndlr.) prononcée contre Aminettou Mint El Moctar. Cela est révélateur de la manière dont au moins une partie de la population considère ceux (et spécialement si c’est une femme) qui essaient de changer le statu quo.