Pour construire une photo de comm’, il faut toute une armada. Et pour la déconstruire, Nur Gurel n’a besoin que d’un crayon. Bon allez, éventuellement, d’un pinceau.
| Toutes les images, © Nur Gürel
« Toutes ces images nous atteignent après tout un cheminement et une sélection éditoriale. Moi, je préfère quand les gens ont un accès plus direct aux images. » – Nur Gürel
L’artiste turque Nur Gürel s’est fait connaître avec sa série « Toy with Proportions », des mannequins de pages de magazines améliorées façon ballon de baudruche. Deux corps impossibles qui n’en font plus qu’un, pris dans un mille feuilles de photographies de mode photoshoppées et de peintures et dessins. Le monstre qu’on dénonce et qu’on achète. Cette tension de la perception, avec pour matière première les petits chef-d’œuvres de manipulation que sont les magazines qu’on feuillette volontairement chaque jour, c’est le cœur du travail de Nur.
Tu travailles avec des magazines, des dessins, des pages collées, comment en es-tu venue à ce système ?
Jusqu’en 2014, mes travaux étaient centrés sur des stratégies de manipulation de transformation urbaine. J’utilisais des papiers peints pour créer des illusions spatiales, des frictions urbaines. J’ai intégré des paysages de Manhattan ou de Dubaï dans Istanbul. Et inversement. D’autres fois, j’ai joué de l’opposition nature et culture. Je pense que « travaux de manipulation » (“manipulative works”) est le terme qui définit le mieux mon travail.
En 2014, j’ai voulu élargir la gamme des matériaux que j’utilise. J’ai cherché à sortir encore plus du cadre, et j’ai pensé aux magazines. J’en ai acheté plein dans un magasin d’occasions, et j’ai commencé à peindre dessus. C’était comme un jeu. Comme griffonner les journaux quand on est petit. J’ai tout de suite fait prendre du poids aux mannequins. Encore une fois, il s’agissait d’utiliser la tension entre deux opposés et de se plonger complètement dans un lifestyle idéalisé. Et c’est devenu toute une série de travaux politiques, d’interrogations sur le système.
« En tant que femme qui a eu la chance de pouvoir décider de sa vie, l’idéal est une thématique dérangeante. » – Nur Gürel
Cela semble faire écho à des mouvements comme l’arte povera et le surréalisme, c’est le cas ?
Non, il n’y a pas de référence consciente à ces mouvements. Je pense que tu fais la connexion parce que j’ai utilisé des objets de tous les jours, des magazines. C’est vrai que tous les travaux de collage et d’assemblage peuvent être apparentés à l’arte povera, puisqu’ils font le lien entre ce qu’on peut appeler l’art noble et l’art populaire. Et ce n’est pas forcément du surréalisme quand on se place sur le terrain de l’irréalisme, bien qu’on joue aussi sur l’impression que le réalisme crée sur un individu.
Tu t’es fait connaître notamment par Instagram, est ce que les réseaux sociaux ont un impact sur ton travail ?
J’expose mes oeuvres à un niveau local, et les réseaux sociaux, surtout Instagram, me permettent de les montrer à un public international. Le marché de l’art turc est limité. C’est encore le relationnel et les rencontres qui sont les plus efficaces. Alors forcément, les réseaux sociaux donnent une visibilité à la fois locale et globale. Je trouve que c’est un processus bien plus démocratique que les moyens traditionnels de communication autour de l’art. Et ce buzz n’affecte pas mon travail, si ce n’est en le stimulant en réaction aux critiques que je peux y lire.
Ces images que tu choisis dans les magazines, ont-elles une signification particulière pour toi ?
J’achète les magazines dans des magasins d’occasion, ils n’appartiennent pas à mon histoire. Cependant, j’ai un problème avec ce que ces images m’infligent. Et toutes ces images nous atteignent après tout un cheminement et une sélection éditoriale. Moi, je préfère quand les gens ont un accès plus direct aux images.
Ton travail aborde les thèmes de la politique, de la beauté, de la perception sociale, de la guerre, de l’environnement, comment choisis tu les thèmes que tu vas travailler ?
Evidemment «Toy with proportions » est née dès que j’ai commencé à travailler sur les magazines, où on trouve surtout des portraits. Et puis j’y ai vu tous ces portraits de politiciens, à l’air si noble, si expressifs, forts, sûrs d’eux, courageux et humanistes… L’idée de la série des « Memento Mori » est alors venue quand j’ai commencé à réfléchir à la construction orchestrée de ces images.
Au début, j’ai mis des têtes d’agneaux sur les visages de politiciens aux responsabilités internationales et d’icônes mondiales, puis peint par-dessus. J’ai été plus loin dans le sujet en dessinant des espèces de plantes et d’animaux promis à l’extinction dans les cinq à dix ans à venir sur des visages de soldats.
« Je travaille sur des images qui m’ont impressionné. Il y a un côté fortuit dans les sujets que je traite, alors que tout le processus de production est très structuré. » – Nur Gürel
« Memento Mori », cela veut dire « Rappelle toi que tu vas mourir », c’est une Vanité, un concept aussi courant dans la culture occidentale que dans l’Islam. L’entrée du Cimetière de Zincirlikuyu par exemple, un des plus grands d’Istanbul, comporte une citation du Coran à son entrée : « Toute âme doit goûter la mort. ». Ce travail fait interagir l’aspect transitoire de l’être humain, le passage, avec la pop culture. Les animaux morts, les crânes, les fleurs coupées sont les éléments iconographiques incontournables des Vanités. J’ai choisi les têtes d’agneaux, plutôt que les crânes, car elles sont courantes et très populaires dans la cuisine turque. Et ces crânes encore couverts de chair sont impressionnants de pornographie et de sauvagerie.
Chaque image qui circule dans notre quotidien est intéressante à mes yeux. Même si oui, je touche à des thèmes très différents, comme la beauté, la politique, les perceptions sociales, la guerre, l’immigration. Pour moi, c’est un avantage : je travaille sur des images qui m’ont impressionné. Il y a un côté fortuit dans les sujets que je traite, alors que tout le processus de production est très structuré. En fait, les images que je choisis parlent de moi.
Y a-t-il des critères particuliers pour le casting de tes personnages ?
Je choisis les politiciens et les icônes pour leur célébrité, mais pour les mannequins, je cherche des postures dont je peux tirer le meilleur parti graphiquement. Je leur fais prendre des formes, oui, mais en respectant leur anatomie. Je ne m’inspire pas de modèles aux proportions plus généreuses pour aller ensuite rechercher certaines positions dans les pages de magazines. Je choisis à l’inverse des sujets dont les actions concordent avec ce que vont être leurs versions « améliorées ».
Certains des nombreux articles sur « Toy with Proportions » le décrivent comme un message destiné aux magazines, un outil d’ « empowerment » des femmes. Mais est ce vraiment le cas ? Car ces magazines répondent aussi à la demande des acheteuses.
Comme n’importe quelle femme qui a un rôle actif dans la société, je ne suis pas à l’aise avec l’utilisation du corps féminin, notamment comme moyen pour atteindre un « idéal ». L’exemple le plus récent c’est la campagne automne 2016 de H&M. Une entreprise mondiale comme H&M qui commence seulement maintenant à utiliser des images du quotidien des femmes, loin du corps idéalisé. On est en 2016 ! Notre perception sociale est définie par les rôles genrés. C’est l’aspect sociologique des publicités, c’est le miroir qu’elles nous tendent. En tant que femme qui a eu la chance de pouvoir décider de sa vie, l’idéal est une thématique dérangeante. En remplaçant l’idéal par son contraire, en créant cette tension entre l’idéal et le non-idéal, j’inverse la vapeur et c’est tout aussi efficace. Et les commentaires que je reçois sur mon travail me confirment que c’est un pari gagné.
Vous pouvez retrouver le travail de Nur Gürel sur sa page Facebook et sur son compte Instagram.