Yann Tostain est un photographe français résidant à Berlin. Quand cet ancien étudiant en psychopathologie et philosophie découvre la photographie, c’est pour y porter un regard critique, presque suspicieux : ce que l’image véhicule, ce n’est pas tant une vérité qu’une construction humaine fondée sur la structure de notre langage. Vous ne comprenez pas ? OAI13 a rencontré Yann pour qu’il nous explique ce que signifiait, au juste, une telle affirmation. En chacun de nos actes et de nos oeuvres, nous sommes encore et toujours des « héritiers » du langage, … et les photographes n’y échappent pas.
| Interview par Nathalie Hof | Toutes les images © Yann Tostain
Cet article fait partie du dossier : Mois de la Photo, et si on faisait un tour à Berlin ?
Comment es-tu devenu photographe ?
Je suis devenu photographe en plusieurs étapes. Mes premières fois ont eu lieu en Afrique de l’Ouest lors de séjours avec différentes ONG. Puis dans les Balkans où j’étais parti faire des photos de repérage pour un court-métrage. Je me suis rendu compte que l’image fixe commençait à plus m’intéresser que l’image en mouvement.
Est-ce que ton parcours en philosophie et en psychopathologie a influencé ta manière de photographier et de considérer l’image ?
Oui, la question de la psychanalyse est vraiment essentielle dans mon travail. Ma formation a certainement déterminé le rapport que j’ai à l’image et aux gens. Pour moi, l’image est toujours prise dans la structure du langage parce que notre perception est déterminée par le fait que nous parlons. Aucune image – et je n’en exclue aucune de cette affirmation – ne vaut en tant que pure image.
« Aucune image ne vaut comme pure image », ça veut dire quoi ?
Cela veut dire que, de mon point de vue, le perceptum (ndlr. ce qui est perçu, l’image) a une structure de langage parce que le percipiens (ndlr. celui qui perçoit) parle. Lacan (ndlr. psychiatre et psychanalyste français) parle d’opposition signifiante. Ce qui permet de distinguer un objet d’un autre objet c’est le langage. C’est d’abord là que l’objet en question est différent de l’autre. De même, quand je fais un portrait, le visage va se détacher du fond. Si l’on sait que le personnage est différent du fond qui est derrière lui, c’est d’abord parce que l’on est capable de les distinguer par le langage. Donc quand je vais photographier, je vais construire l’image par rapport aux oppositions signifiantes présentes dans le langage.
Et du coup, quelle influence a cette conception sur ta photographie ? Tu aurais un exemple concret ?
Je pense à la série « THE CENTRE » que j’ai faite sur le « document 9 » en Chine. C’est un document interne au parti communiste chinois qui a fuité et qui énumère les « périls pour la Chine » (une Constitution, une conception des médias à l’Occidentale où les journalistes ne seraient pas obligés de faire valider leurs articles par le Parti).
L’idée part d’une petite phrase de Lu Xun, un auteur chinois disons « pas très obéissant » qui affirme que pour comprendre la politique chinoise, il faut en avoir lu un mode d’emploi fictif. Dans cette page explicative imaginaire des codes de lois, « peine capitale » se dit « libération », et « fonctionnaire du gouvernement », « parent, ami ou laquais d’un politicien influent ».
Les mots perdent complètement leur sens. On ôte aux mots la signification qu’on leur a donné pour leur en faire revêtir un autre. Il n’y a rien à prendre en photo par rapport à ça, mais on peut parvenir à contrer cette fuite du sens par la photographie. Comment ? En renversant le rapport classique de l’image au titre : dans mon projet, l’image intitule le titre et non plus l’inverse. Habituellement, la manière dont on nomme l’image va déterminer la manière dont on la voit. Mais si le langage a été tordu, comme tout régime totalitaire l’a fait, c’est l’image qui devient alors son dernier refuge. Car il n’y plus d’échappatoire possible, même pour l’opposition, dans le langage. Et l’image peut, me semble-t-il, le produire : elle m’apparaît comme une sorte de capsule où nos « anciennes » définitions et systèmes d’oppositions peuvent perdurer.
The plenum 1 (l’assemblée plénière 1), série The Centre
Ça te fait aborder l’actualité d’une manière singulière. Je pense à tes projets comme ORANGE sur l’enterrement du loyaliste Bobby Moffett à Belfast ou encore IN ABSTENTIA où des photos de Roms remplacent les habituels panneaux publicitaires. Est-ce que l’on peut encore parler de photographie documentaire ?
Je ne pense pas que l’image photographique puisse être un document. Je pense plutôt qu’elle est une espèce de point qui va aveugler l’auditoire en faisant croire qu’elle entretient un rapport avec le réel. Et donc qu’elle véhicule une vérité. Mais dès que j’entends le mot « vérité », je deviens très suspicieux et probablement encore plus quand on prétend me la montrer avec une image.
C’est-à-dire ?
Je ne veux absolument pas que l’on puisse considérer que mon travail ait une fonction de monstration (ndlr. le fait de montrer) de la vérité. Je ne suis pas là pour dévoiler ou dénoncer quelque chose ou encore pour parler à la place de gens qui ne pourraient pas parler par eux-mêmes. J’essaie plutôt de montrer qu’il y a une épaisseur qui n’est pas réductible au simple « coup de foudre » que l’on peut avoir pour une image.
Orange (One funeral and two years left)
Je ne veux pas témoigner de quelque chose. Je n’apprends rien aux gens avec ma série sur les Roms. Leur situation est maintenant connue de tous. Je n’ai pas envie de parler de telle ou telle situation. Si je pars de faits qui sont déjà connus, c’est parce que je considère que je n’ai pas vocation à dénoncer quelque chose. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt l’idée que les gens, en regardant une image, commencent par se dire : « Ah oui c’est ça », puis s’aperçoivent ensuite que non, justement, ce n’est pas tout à fait « ça ». J’aimerais que l’on remarque qu’il y a une réalité qui est toujours un peu plus complexe que ce que l’on pense de prime abord : tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir, il n’y a que du gris.
Tes projets photo parlent finalement plus de la photographie, du médium, que du sujet traité.
Tout à fait. Le sujet est devenu un prétexte. Ce qui m’intéresse, c’est la rencontre que l’on a avec un objet qui a l’air visuel au premier regard, mais qui est en fait d’abord langagier. À partir d’un moment, on pourrait me rétorquer qu’on pourrait arrêter de faire des images. Mais ce serait sans compter sur la « dimension imaginaire » de l’image. Dans une photographie, il se passe autre chose qu’avec un texte ou une voix. Une image rejoint la notion de pulsion scopique en psychanalyse qui est la seule pulsion qui ne s’étaye pas sur un besoin. Et effectivement, il y a des gens qui meurent ou qui sont prêts à mourir de leur passion de voir. Je pense à Robert Capa par exemple qui arrive en 1944 en Normandie armé uniquement d’un appareil photo sur une des plages du débarquement.
Est-ce que tu penses que la photo devrait être plus critique vis-à-vis d’elle-même ?
Je pense qu’elle l’est déjà à l’heure actuelle. Il ne faudrait pas qu’elle le soit trop car elle finirait alors par ne parler plus que d’elle-même. Après, la photo est tellement facile aujourd’hui qu’on doit peut être commencer à s’interroger sur notre responsabilité dans la production d’images.
Pour en savoir plus :
– le site de Yann Tostain : yanntostain.com
– Il vit et travaille à Berlin
– il a exposé son projet « in Absentia » durant le Mois de la Photo avec les autres photographes du collectif exp12 – exposure twelve auquel il appartient. Ce collectif, basé sur Berlin, y possède sa propre galerie. Pour leur rendre visite : Greiswalderstrasse 217, 10405 Berlin – Prenzlauer Berg
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