La photographie n’est pas qu’un médium objectif. Elle entretient même un vieux rêve. Celui de photographier nos pensées. De livrer une vision du monde tel qu’il existe à l’intérieur de chacune de nos boîtes crâniennes. Un rêve inaccessible, pourtant régulièrement revisité et servi par des types d’images appuyés par certaines techniques photographiques. Embarquez pour le voyage intérieur.
I dream of a new kind of camera connected directly to the cerebral cortex (…) The photographer would only have to think that he wants to take a photograph of a thing (…) With this new camera attached to my body, I would just shoot and shoot and shoot…
[« Je rêve d’un nouveau genre d’appareil photo. Il serait greffé à mon cortex cérébral (…) Le photographe n’aurait plus qu’a penser qu’il a envie de prendre quelque chose en photo (…) Avec ce nouvel appareil comme prolongement de mon corps, je n’aurais plus qu’a déclencher, puis déclencher puis déclencher… »]
Ce sont les mots du photographe japonais Shomei Tomatsu dans la revue Camera Mainichi, en 1968. Qu’on ne s’y trompe pas : cette photographie mentale qu’appelle Tomatsu n’est pas une manière de faire plus intervenir la pensée dans la photo, d’avoir des photos plus réfléchies, plus élaborées. Au contraire : il s’agit de court-circuiter l’intelligence pour être au plus près des émotions et des perceptions. De dépasser le fameux œil du photographe, celui qui sait ce qu’il faut voir. De balayer d’un revers de mains les mystères de l’instant décisif. Pour Tomatsu, il s’agit presque de désapprendre à photographier.
Photographier la pensée : l’idée n’est pas nouvelle. En 1895, Louis Darget applique une plaque de métal photosensibilisée contre le front de ses modèles pour révéler leurs pensées. Le résultat ? Une bouillie nébuleuse qu’il recadre et légende. Pour qui veut bien se laisser convaincre, apparaissent alors un profil de chien, la voie lactée ou le buste de Beethoven…
Mais l’idée se transpose : de Montre-moi à quoi tu penses, elle devient progressivement Montre-moi comment se présente le monde depuis l’intérieur de ta tête. Dis comme ça, on peut penser que n’importe quelle photo répond à cette injonction : une photo traduit toujours la façon dont son auteur voit le monde. Mais l’idée en filigrane est surtout : Montre-moi à quel point le monde est déformé par ta vision intérieure. Le cinéma de David Lynch est une sorte d’apogée de cette conception. Et justement, en plus d’avoir influencé un certain nombre de photographes, Lynch est aussi photographe. Ça donne des choses comme ça :
Lumières sourdes ou violentes, surexpositions, distorsions à la Kertesz, travail graphique sur la photo, flous de bougé : ici se concentrent plusieurs des motifs de l’univers intérieur, dont l’effet est surtout d’installer une distance avec le réel.
On remarquera que la plupart de ces techniques accentuent des formes d’imprécision à l’intérieur de la photo. Mais il est aussi possible d’aborder la photo mentale en créant une inquiétant étrangeté, comme le fait Lynch dans ses films. Des actes étranges, des lumières et des couleurs irréelles font douter de ce qui est à l’image : rêve; cauchemar ou réalité ? Les images de Gregory Crewdson sont d’une parfaite précision, mais dans quel niveau de réalité se jouent-elles ?
L’association de ces techniques culmine dans Zone de repli, le récent projet de Cédric Delsaux, autour de l’affaire Romand (pendant des années, Jean-Claude Romand a fait croire à sa famille qu’il menait une carrière de médecin-chercheur international. Dix-huit années de mensonges qui se sont conclues par l’assassinat de ceux qui l’avaient cru si longtemps). Imprégné par le fait divers (et le récit qu’en a tiré Emmanuel Carrère), il arpente un territoire qui semble n’exister que sous la forme de visions intérieures. Photos embuées, séparées du monde par une vitre recouverte de coulures, réalité inaccessible (l’habitacle du véhicule comme métaphore de la boîte crânienne.
Et même quand les choses se montrent avec précision, elles sont à l’opposé de toute approche documentaire : des énigmes solitaires.
Car c’est ainsi que ça se passe à l’intérieur de nos têtes : une agitation permanente, une succession de flashes qui entrent en collision, une course effrénée d’images qui nous laissent sans repos. I would just shoot and shoot and shoot…
Vivement les vacances !