Alors que le monde de la photographie s’attache de plus en plus à étudier la photo de famille, il existe un lieu pionnier et atypique, qui s’y est entièrement consacré depuis plusieurs années. Rencontre avec sa fondatrice, Anne Delrez, Directrice de La Conserverie, le mystérieux Conservatoire National de l’Album de Famille.
Images non légendées par Bruno Dubreuil
Il arrive un moment où les photos deviennent orphelines. On les trouve dans une boîte, on les regarde attentivement. On questionne les anciens de la famille. Mais personne ne sait répondre : on ne sait plus qui sont ces gens qui posent pour la photo. Les théoriciens affirment que la photo arrête le temps alors que, comme n’importe quelle forme, elle répond à un cycle de vie. Fin.
Fin ? Pas tout à fait. Anne Delrez s’est vouée à donner une seconde vie à ces photographies muettes.
C’est toujours pour des petits riens qu’on s’attache. Pour ma part, c’est arrivé quand Anne Delrez a utilisé le terme hypercraspouillette pour qualifier une réalisation artistique. Ou bien, quand elle a dit qu’elle aimait les photos toutes de guingois. Mais surtout, quand elle a avoué avoir éclaté en sanglots devant le travail d’une jeune artiste tout juste sortie des beaux-arts. Là, j’ai senti une personnalité à part dans le milieu de la photographie.
Charles et Gabrielle : ces deux prénoms au parfum suranné sont à l’origine de la passion d’Anne Delrez pour la photo de famille (un genre longtemps méprisé). A leur décès, son grand oncle et sa grand tante laissent à la famille d’Anne un ensemble de 120 double-photos où chacun s’est photographié dans la même position. Le photographe et le modèle échangeant rigoureusement leur rôle. Un étonnant corpus qui a inspiré Anne : il a donné lieu à de nombreux ateliers d’écriture, à un livre et finalement, à la création d’un lieu destiné à recueillir les albums dont les familles ne veulent plus.
Son lieu, La Conserverie, elle le situe, selon ses mots, sur le chemin de la déchetterie : quand les familles possèdent un vieil album de photos qui a perdu sa valeur de témoignage familial (donc son sens), elles viennent le lui remettre sous forme de don. Sans regret ni apitoiement. Presqu’un peu honteusement, comme on abandonnerait un animal sur une aire d’autoroute.
Et ensuite ? Je vais alors numériser les images et les retoucher à l’ordinateur pour enlever toute trace temporelle, pétouille, voile de couleur, nous dit Anne Delrez. Pas d’attachement nostalgique puisqu’il s’agit de renvoyer l’image dans son présent, poursuit-elle : c’est la charge affective du présent qui m’intéresse. Je ne recherche pas à contextualiser la photo historiquement ou géographiquement. Ce qui me touche, c’est ce qui se dit là. Et entre autres, la volonté hyper-naïve d’être singulier à travers sa pratique photographique, alors qu’on fait tous les mêmes photos.
Alors, la Conserverie conserve (11000 photos collectées à ce jour). Mais elle ne fait pas que ça. Elle est aussi un lieu d’exposition consacré à des projets d’artistes travaillant sur ce thème de la photo vernaculaire, ou bien à des projets thématiques initialisés par Anne Delrez elle-même. Par exemple, gros succès avec La photo du portefeuille, exposition de photos confiées par le public. Des photos conservées longuement à l’intérieur du portefeuille, en un temps où les photos n’étaient pas encore dématérialisées à l’intérieur de nos mémoires de téléphone.
Et justement, l’ère des smartphones et de la photo numérique a-t-elle changé quelque chose à la photo de famille ? Anne Delrez répond : on fait les mêmes images qu’avant, même si on en fait beaucoup plus. Mais ce qui a changé, c’est notre rapport à ces photos : pas de délai avant de les voir, pas d’argent engagé, et le support n’est pas le même. Les photos sont certainement meilleures aujourd’hui, mais elles n’ont pas, individuellement, la même charge affective.
Quand je vous aurai dit que la Conserverie, c’est aussi des ateliers, des collaborations avec des institutions pour accueillir des artistes en résidences, et même un spectacle, vous hésiterez entre un immeuble aux rayonnages poussiéreux encombré de vieux albums, ou un centre ultramoderne. Et c’est pour ça qu’il vous faudra aller à Metz, rue de la Petite Boucherie. Pour découvrir que derrière ces onze mille photos, il y a seulement deux petites pièces, l’énergie débordante d’Anne Delrez, et son amour pour ces traces infîmes de nos mémoires singulières, les photographies.
Site internet de La Conserverie : www.cetaitoucetaitquand.fr
En ce moment (et jusqu’au 21 novembre), à La Conserverie, se tient l’exposition participative … Se Tenir (S’attraper au paysage (…) Dans certains albums, cette pose est une marque sans cesse répétée comme une gêne sans cesse rejouée, extrait du texte de présentation d’Anne Delrez)