Après un siècle de photojournalisme, l’histoire nous montre que nombre de photoreporters ont capturé des images qui sont ensuite devenues des icônes. Ces photographies, à l’origine publiée dans la presse, ont-elles été immédiatement identifiées comme telles lors de leurs premières publications ou sont-elles passées plus inaperçues ? À l’heure où l’on reproche à la presse internet de noyer les images, notamment dans des maquettes centrées sur le texte, il est intéressant de se demander si c’est vraiment la presse qui a créé les icônes du photojournalisme.
Une fillette nue qui court sur une route devant un rideau de feu. Un homme, portant un fusil, qui s’écroule, touché de plein fouet. Un civil exécuté à bout portant par un militaire. Des photographies devenues des symboles auxquels on s’est habitués. Comme si une seule image pouvait résumer un conflit, sa violence et sa complexité. On peut pourtant se demander pourquoi telle photographie est érigée en chef d’œuvre. A-t-elle été distinguée comme telle lors de sa publication ? A-t-elle alors bénéficié d’un traitement (on n’ose pas dire : d’un respect) particulier ?
Commençons par la photographie d’un milicien de la guerre d’Espagne prise en 1936 par Robert Capa. Lors de sa première publication, la même année, dans le magazine VU, elle est mise à égalité de taille et de présentation avec un autre cliché ayant presque exactement le même cadrage (c’est d’ailleurs ce dispositif, même position du photographe et même axe de course du milicien qui a pu faire douter de l’authenticité de la photo).
Une année plus tard, en 1937, lorsque Life publie le reportage de Capa, on n’a gardé qu’une seule des deux photos (ici non recadrée dans un format panoramique). Mais elle reste en concurrence avec, sur la page de gauche, une autre image: celle d’un homme qui sait rester bien coiffé, même dans la pratique d’une activité physique. Ne nous plaignons pas : aujourd’hui, les pages seraient inversées et c’est la photo de Capa qui serait reléguée en page de gauche.
Ouvrons maintenant le numéro de Paris-Match de mai 1968. Attention : l’une de ces photos est devenue mondialement célèbre.
Celle qui occupe la majeure partie de la double page ? Pas du tout : celle, publiée dans un format beaucoup plus modeste (et ici considérablement recadrée) d’un colonel exécutant un prisonnier vietcong dans les rues de Saigon. Peut-être l’importance moindre donnée à cette image est-elle destinée à atténuer sa charge de violence ; mais peut-être aussi est-elle noyée dans ce qui, à cette époque, devient un modèle pour le reportage photographique : une vision séquentielle, qui donne accès à la totalité d’une scène. En trois photos, le prisonnier est conduit, abattu puis abandonné sur la route (bien que le prisonnier encadré par les deux soldats ne soit pas celui abattu, on croit voir une séquence dans sa continuité). Le modèle d’une telle présentation est bien sûr le modèle télévisuel, médium dominant depuis les années 1950.
L’impact de la photographie de Nick Ut a été tout autre dès sa première publication dans Time en 1972.
Mais on sait moins que la photo a été considérablement recadrée de façon à faire disparaître, sur la droite, un caméraman de l’armée américaine. Si on peut penser qu’il y eut là une forme de censure de la part de l’armée américaine, Nick Ut s’en est accommodé puisque c’est le cliché recadré qu’il a présenté tout au long de sa vie.
Le contrechamp de la scène, lui, a très rarement été publié.
La photo est devenue un symbole. Thi Kim Phuc, la petite fille nue (sauvée par le photographe qui l’a ensuite conduite à l’hôpital) est aussi devenue un symbole. Les médias aiment les symboles : plus tard, Thi Kim Phuc a été invitée à de nombreux festivals photographiques, orchestrant des rencontres avec le photographe. On s’est moins intéressé aux quatre autres enfants figurant sur la photo.
L’évolution des médias le montre bien : il est plus facile aujourd’hui de pressentir l’impact visuel d’une photographie. Mais parallèlement, l’éclatement de la sphère médiatique, l’évolution de la presse papier et l’émergence d’une presse web conduisent à se demander s’il n’est pas devenu encore plus difficile pour une photographie d’émerger du flux visuel pour s’ériger en symbole. Pourtant, le fond de la question est ailleurs : ce ne sont ni les journaux ou les magazines, ni la press web qui fabriquent les icônes. Les images que nous retenons aujourd’hui ne sont pas celles que les iconographes sélectionnaient hier. Les icônes de notre siècle ont été fabriquées pour faire entrer le photojournalisme dans le monde des expositions artistiques. Celles d’aujourd’hui semblent émerger grâce à leur circulation presque instantanée sur les réseaux sociaux et les sites web, comme si la diffusion d’une image créait son statut.
L’histoire et les professionnels feront le tri entre les buzz et les icônes.