A quoi bon courir la planète puisque le paysage n’est pas en dehors de nous, posé devant nous, en attente de notre photographie : il n’existe qu’à travers nos yeux.
Certains photographes vont très loin pour rapporter leur moisson d’images exotiques, d’autres montent assez haut dans les nuages. Pourtant le paysage est à notre porte, puisqu’il ne se construit que dans notre regard.
Le premier paysage de l’histoire de la photographie ( qui est aussi la première photographie) en est la meilleure preuve : Nicéphore Niepce place sa boîte noire à la fenêtre. Et ne parle pas de photographie (elle n’a pas encore été inventée) mais de « ses points de vue ». Pendant quelques années, le poids du matériel de prise de vue obligera les photographes à regarder ainsi par la fenêtre. Avant de prendre leur envol et de partir inventorier les merveilles des mondes lointains.
Nicephore Niepce, le point de vue du Gras, 1826
Antonio Beato, 1862
Cent soixante-dix ans ont passé et l’on n’est pas vraiment sorti de cette problématique : la photographie doit-elle nous ouvrir aux univers auxquels nous n’avons pas accès ? Ou bien nous apprendre à voir ce qui est si proche de nous que nous ne le voyons plus ? Pour le dire autrement : la photographie doit-elle rapprocher ce qui est éloigné de nous ou éloigner ce qui est trop rapproché (pour que nous puissions le voir) ?
Peut-être faut -il brièvement rappeler à quoi correspond la notion de paysage : le terme n’apparaît qu’au XVIe siècle et c’est au XVIIe qu’il s’installe largement en tant que genre pictural. Il suppose que l’homme ait pris une certaine distance avec la nature, qu’il la maîtrise. Un paysage n’est donc pas quelque chose qui va de soi : il n’est pas la nature elle-même, mais une façon de la fabriquer.
Il suppose donc :
– un sujet à photographier (disons un « morceau de nature »)
– un point de vue
– un cadre pour délimiter ce « morceau de nature »
En photographie, on pourrait avancer que toute représentation d’un lieu, qu’il s’agisse des hauts plateaux d’Ethiopie ou de ma chambre à coucher, relève du paysage. L’exotisme et le quotidien ont donc les mêmes droits.
Karen Knorr, The Passage, série Villa Savoye, 2006-2007
Aujourd’hui, de nombreux photographes, plutôt que de chercher le dépaysement, s’attachent à photographier notre monde contemporain et les paysages qui en résultent. Pourquoi ? Probablement parce que la photographie peut apporter une lecture de ce monde contemporain. Travailler à nous le restituer dans sa complexité. Puis à le déchiffrer. Ainsi Andreas Gursky condense-t-il sur une même image la topographie des lieux, les éléments atmosphériques, l’activité humaine (habitat, industries, déplacements). L’image concentre un moment de l’histoire humaine.
Andreas Gursky, Salerno, 1990
On comprend donc bien qu’un paysage n’est pas simplement une belle composition : il mobilise notre capacité à décrypter ce qui le fait être tel qu’il est. Tourner l’appareil photo vers les paysages de nos sociétés contemporaines n’est pas une posture artistique : cela relève plutôt d’une conscience politique.
Shai Kremer, The Separation Wall Jerusalem 2005. Courtesy Shai Kremer and Julie Saul Gallery, New York
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