« La photo brute n’est peut-être qu’une catégorie artificielle, un phénomène inventé de toutes pièces… » C’est par ces mots que j’avais conclu la chronique intitulée la photo peut-elle être un art brut ?, publiée il y a quelques mois. Mais la découverte soudaine d’un ensemble de 120 photographies totalement inconnues permet de reposer la question et de l’envisager différemment. Pour, peut-être, redéfinir ces pratiques singulières.
Pendant des années, un homme se photographie dans son appartement. A cette occasion, il enfile des cuissardes, une culotte de laine, se munit d’un fouet et d’un casque d’aviateur. Il prend des poses, bricole sa lumière et affine sa technique de prise de vue. Ajoute parfois d’autres accessoires : une hélice d’avion, un turban, une affiche de Zorro. Il avance en âge. Mais l’accoutrement est toujours là. A un moment, une femme (sa mère ?) apparaît dans la série. Elle ne reviendra pas. A la fin… Gardons la fin pour plus tard.
Un objet singulier. C’est l’expression qui résume le mieux cet ensemble de photos. Et qui revient le plus souvent dans la bouche de Marion et Philippe Jacquier, inventeurs (c’est le terme employé en archéologie) de la série intitulée Zorro. Philippe et Marion sont les fondateurs de la galerie Lumière des Roses, à Montreuil. Depuis douze ans, ils fouillent, chinent, fouissent afin d’exhumer des trésors de la photo anonyme. Rejoignant parfois directement la grande histoire de la photographie, tant les trouvailles se révèlent visuellement puissantes. Et puis, un jour, au milieu d’un fatras, un carton, une boîte, une enveloppe. Un objet singulier.
Zorro, les 120 photographies de Zorro, c’est d’abord un secret. Une pratique au coeur du privé, de l’intime. Quelque chose qui aurait dû disparaître en même temps que son auteur. Quelque chose qui nous met, nous spectateurs, dans une position de voyeurs. Un malaise. Mais alors, pouquoi l’exhumer et le publier ? Pourquoi briser le sceau du secret ? Philippe et Marion ont longuement hésité, mais n’ont pas résisté à l’impression d’avoir quelque chose de précieux entre les mains. Et de vouloir le partager. Comme s’il y avait une responsabilité par rapport au champ de la photographie. Par rapport à son histoire encore en train de s’écrire.
Se repose alors la question de l’art brut. Essayons à nouveau de reprendre quelques critères qui pourraient rattacher une oeuvre à l’art brut (liste non exhaustive ni officielle) :
– qu’elle soit traversée par des obsessions intimes (plongeant parfois dans la pathologie)
– qu’elle soit à usage privé, pratiquée en marge de la reconnaissance artistique
– qu’elle soit réalisée avec des moyens techniques pauvres ou, tout au moins, réduits
– qu’elle reste une oeuvre totalement singulière, n’appartenant à aucun courant artistique
Voyons à présent comment Zorro répond à ces différents critères :
L’obsession intime (doublée d’une pathologie latente) ne se discute pas.
L’usage privé semble avéré (mais après tout, rien ne dit que les photos n’ont pas été partagées avec quelques personnes)
Les moyens techniques relèvent plus du bricolage que de la technique enseignée dans les écoles de photographies, même si notre homme ne manquait pas d’ingéniosité (lire l’introduction de François Cheval dans le livre Zorro).
L’œuvre ne s’inscrit dans aucun courant artistique. On peut bien sûr évoquer Molinier ou Claude Cahun, mais l’ambition artistique (et probablement la quête) ne sont pas les mêmes. Les compositions sont étudiées mais les cadrages ne sont pas soignés.
Et puis, viennent les dernières photos : l’homme disparaît pour laisser place à de vénéneuses natures mortes en couleurs. Le fouet s’appuie sur un bouquet d’oeillets. Les cuissardes encadrent des roses avant de devenir elles-mêmes un vase dans lequel un fouet vient se planter. La chair s’est absentée, ne reste que le motif.
Qui était l’homme au fouet, nous ne le saurons peut-être jamais. Et qu’importe : Philippe et Marion ont mené l’enquête pour dater la série (deux coupures de journal qui apparaissent donnent des repères temporels précis). Mais leur enquête s’est arrêtée là. Le reste est de la photographie, pas du réel.
Alors, photo brute ? Il faut d’abord prendre conscience d’une chose : la lecture de la série s’effectue autant à partir de ce qu’elle montre que de ce qu’elle laisse dans l’ombre. Si la série était plus complète, elle perdrait peut-être de son mystère. Connaitrait-on plus en détails la vie de Zorro que l’on trouverait peut-être des explications à son comportement, forcément triviales et décevantes (le fameux misérable petit tas de secrets qu’évoquait Malraux). Je crois qu’il y a là un point important : cette notion d’art singulier tient beaucoup à ses zones d’ombres. Le discours et l’interprétation se créent d’autant mieux que l’histoire de la série est lacunaire.
Mais il me semble plus intéressant de déplacer le débat de l’art brut vers celui de l’étude d’une pratique amateure ou artistique. Or, ce que montre Zorro, c’est une pratique intermédiaire : une sorte d’écriture photographique à usage privé. Car ici, par-delà une pratique amateure qui s’intéresse à des instants de vie, il y a bien une démarche : la prise de vue nécessite une préparation, elle se déploie dans une durée, elle expérimente et se perfectionne. Tout ce qui prépare à une possible démarche artistique, mais ne franchit pas totalement le pas.
C’est peut-être ça, le champ qui reste à explorer pour cette photographie des anonymes : le champ de ceux qui, entre usage privé et grand art, ont dépassé la photo d’instants pour se créer leurs véritables moments artistiques. Parions qu’il y aura encore bien d’autres découvertes.
La Galerie Lumière des Roses sera présente à Paris Photo qui s’ouvre le 10 novembre. Treize photos de la série Zorro seront présentées sur le stand, ainsi que le livre rassemblant 70 images.
Toutes les photos de la série Zorro : © Galerie Lumière des Roses.
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