La semaine passée, le drame des migrants en Méditerranée a fait simultanément la Une de deux titres-phares de la presse magazine : une bonne occasion de comparer le traitement photographique de ces deux dossiers spéciaux.
D’un côté, Télérama, un hebdomadaire vieux de près de soixante-dix ans (diffusion à environ 600 000 ex). De l’autre, Society, un « quinzomadaire » encore au berceau qui n’en est qu’à son huitième numéro (diffusion annoncée autour de 100 000 ex). Hasard du calendrier : la même semaine, tous deux ont fait leur couv’ sur le drame des migrants naufragés. On aurait aimé que ce soit un match et qu’il y ait un vainqueur. Mais comme dans un match encadré par la FIFA, les deux équipes ont préféré jouer l’égalité…
D’abord la Une : aussi elliptique pour les deux mags. Une barque surpeuplée isolée sur l’océan pour Télérama. Titre : LE CRI. Est-ce le titre d’un film ? Non, juste un titre qui ne sera pas prolongé dans les textes développés. Qui crie ? Les migrants ? La rédaction ? Les lecteurs ? Les citoyens ?
La photo de couverture de Society pourrait avoir été prise quelques instants plus tard : la barque a été engloutie, remplacée par le titre Ici, un être humain meurt toutes les 2 heures. La photo montre juste des vagues écumeuses, en pleine mer : le Ici du titre n’a aucun fondement, la photo pourrait se situer n’importe où, sur n’importe quelle mer…
Le dossier de Télérama comporte 6 pages (sur 160) correspondant à 2 articles, celui de Society, 17 (sur 92), affichant 5 articles et une infographie. Pour Télérama, 4 photos contre 14 pour Society. Le pourcentage (en surface) de photo par rapport au texte est quasi-équivalent : 46 % pour le premier, 45 % pour le second. Mais si on enlève la double-page d’introduction, Society affiche encore 40 % de photos alors que Télérama tombe à 19 %.
La photo d’intro est assez proche. Objectif : se rapprocher d’une réalité qui nous est étrangère. Focus donc sur des visages de migrants expressifs, gilets de sauvetage bien visibles. Plus dramatique, la photo de Society (sans légende) cadre, de façon un peu brutale, le geste d’injonction d’un garde-côte.
Tournons la page. Society joue son contenu en deux photos : à gauche, une plage avec transats et parasols ; à doite, un canot de migrants tiré sur la plage. L’ensemble suggère que c’est potentiellement la même plage mais ce qui nous manque, c’est surtout la photo forte, celle qui met directement en contact la réalité du touriste et celle du migrant. Le texte ne cesse de mettre en avant la proximité de ces deux mondes. La photo ne nous le montre à aucun moment.
Le drame des migrants : une noble cause qui n’empêche pas que la première page de texte du dossier de Télérama côtoie une pleine page d’offre d’abonnement. Pas la meilleur manière d’entrer dans la lecture.
Comparons plus en détais l’approche photographique des deux magazines. L’un comme l’autre ont utilisé des photos de photographes de l’AFP et ont leurs propres photographes : Mathias Depardon pour Télérama, Emilien Urbano et Cyril Marcilhacy pour Society.
Pour étudier le contenu, nous allons distinguer la photo qui illustre le discours de celle qui crée le discours (indépendamment de tout support textuel). Car c’est là que s’établit la différence : parmi les 14 photos de Society, une seule crée du discours : celle de migrants escaladant la clôture d’un parcours de golf à Mellila. Toutes les autres, photos de lieux ou de personnes, viennent en appui du texte, montrant le cadre dans lequel se passent les évènements ou les migrants eux-mêmes. La photo n’est qu’un document attestant la vérité de ce qui est écrit (même quand les prénoms ont été changés et que les personnes sont prises de dos). Elle ne fonctionne pas de manière indépendante. On est même très loin du crédo de Paris Match, le choc des photos : celles-ci seraient bien impuissantes à arrêter notre lecture ou à nous diriger vers le texte.
Sans être d’une folle complexité, l’iconographie de Télérama est un peu plus autonome et complètement axée sur l’humain : un migrant réduit à un numéro pour une photo d’identité, un autre derrière la grille du port, une famille (bien habillée, les femmes maquillées) regardant la mer rêveusement. Souffrance et dignité, le message humaniste. Mais seulement 3 photos auxquelles s’ajoute la double-page d’ouverture. Pour en voir plus, il faut repérer un petit encadré noir qui nous annonce que le portfolio est visible sur le site du magazine. Et là, effectivement, après une recherche (puisqu’aucun lien n’apparait sur la page d’accueil), on peut voir les photos de Mathias Depardon , dont de nombreux portraits de personnages qui sont évoqués dans l’article papier. La mécanique du prolongement du papier au web semble implicite : est-ce si évident alors que la presse a globalement fait machine arrière sur cette pratique ? Quelle est la part des lecteurs prolongeant leur lecture avec les bonus du site web ? Et si elle est faible, n’est-ce pas une façon de reléguer la photo loin de l’édition papier ?
Certes, la photo se montre sous son meilleur jour dans certains titres qui lui sont dédiés (XXI, 6 Mois), mais elle se réduit comme une peau de chagrin dans des magazines qui ont tout pour lui faire la part belle.
[…] Source : La photo : naufragée de la presse magazine ? – OAI13 […]
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