Quand on est photographe, il n’est pas toujours facile de choisir son point de vue. Accrédité, numéroté, parqué en zone autorisée, le photographe est cerné par ses confrères dont le point de vue ne variera, au final, que de quelques degrés. Est-ce à dire que le point de vue physique n’a guère d’importance ? Ou est-il au contraire un point crucial qui va beaucoup plus loin qu’un simple choix esthétique ?
Au commencement était le point de vue. C’est même ainsi que l’inventeur de la photographie, Nicéphore Niepce, appelait ses premières héliographies (écriture du soleil). Ainsi peut-on lire, le 16 septembre 1824, dans une lettre qu’il adresse à son frère : J’ai la satisfaction de pouvoir t’annoncer enfin (…) que je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer.
Toute image photographique produite suppose donc une position du photographe, laquelle se transfère instantanément au spectateur. En quelque sorte forcé d’adopter le point de vue du photographe. A bien y réfléchir, la chose ne va pas de soi : être debout dans une galerie d’exposition ou assis dans le fauteuil de la salle d’attente du coiffeur et contempler des images vues d’avion ou prises au ras du sol devrait créer une étrange expérience, un dédoublement corporel perturbant. Au lieu de quoi l’affaire nous semble quasiment normale. Tout juste orienterons-nous parfois la page du magazine pour mieux rétablir la vision.
Plongée, contre-plongée, angles originaux, vue de face ou de dos : tous ces termes semblent résulter d’un choix technique ou de la recherche d’un effet photographique. Ce choix est pourtant très impliquant : considérons trois des onze photos rescapées de la célèbre série de Robert Capa sur le débarquement des troupes américaines à Omaha Beach, le 6 juin 1944.
Sur la première, Capa est certes au milieu de l’action, mais il photographie en arrière par rapport à l’action. S’il n’était aussi proche (le point de vue est aussi une question de distance), on pourrait presque penser que le point de vue est celui du défenseur allemand. La deuxième nous plonge éloigne un peu mais nous projette dans la position d’un soldat débarquant à la suite de ses compagnons d’armes. Pas d’horizon visible. L’appareil photo comme une sorte de caméra subjective : point de vue qu’adoptera souvent Spielberg dans son film Il faut sauver le Soldat Ryan. La troisième a presque pris trop de recul mais cela permet de faire entrer la dune (objectif du combat) dans le champ de l’image. Trois photos, trois points de vue différents qui mettent le spectateur dans des positions différentes.
Le meilleur point de vue (disons le plus riche) ? Ce n’est peut-être pas Capa qui l’a trouvé mais Robert F. Sargent, dans une photo qui est bizarrement moins passée à la postérité. Le premier plan flou nous entraîne à sa suite pour plonger dans l’image, dans l’eau, et courir vers l’horizon funèbre. Entrer dans la photo ou rester au dehors, là est la question.
Originalité créative, implication du spectateur ou question morale ? C’est Raymond Depardon qui a beaucoup insisté sur le point de vue comme éthique (dans la lignée de Jean-Luc Godard affirmant qu’au cinéma, les travellings sont une affaire de morale). Depardon a ainsi défendu la photo à hauteur d’homme comme attitude de respect à l’égard des personnes photographiées. Une attitude qui n’est heureusement pas purement dogmatique mais qui se situe plutôt à l’encontre du photographe qui se contorsionne pour obtenir un cadrage spectaculaire.
Particulièrement spectaculaire justement, le point de vue de la photographie aérienne. Certains photographes ont fait de l’hélicoptère leur outil de travail privilégié. Vu du ciel, tout est beau, même un bidonville dans lequel les conditions de vie sont effroyables. Bien loin de l’éthique défendue précédemment, le point de vue aérien est celui de quelque figure céleste, divine, loin des contingences terrestres. Redescendre sur terre permet de se confronter à un réel moins flatteur, moins désincarné.
On comprend mieux alors la récurrence du miroir comme motif photographique : il permet de présenter des points de vue multiples à l’intérieur d’une seule image. Astuce visuelle qui diffracte le point de vue mais installe peut-être plus de distance avec le spectateur.
Ou un dispositif riche : premier plan flou comme une entrée dans l’image (la première silhouette en relais du spectateur) : la scène dans le miroir comme vue à la dérobée (de biais) et dissimulant l’un des deux protagonistes, le cadre à gauche (encore orienté différemment) annonçant la nudité à venir. Une puissante photo à tiroirs.
La scène se passe probablement dans une maison close de Valparaiso. A qui voudrait porter un jugement sur ce qui s’y passe, le photographe ne souhaite pas donner un point de vue univoque.
Le point de vue engage donc le photographe, mais il est aussi un jeu entre lui et son futur spectateur. Choisir soigneusement son point de vue, c’est déjà dialoguer avec le regardeur.
[…] La photo, une question de point de vue ? Quand on est photographe, il n’est pas toujours facile de choisir son point de vue. Accrédité, numéroté, parqué en zone autorisée, le photographe est cerné par ses confrères dont le point de vue ne variera, au final, que de quelques degrés. Est-ce à dire que le point de vue physique n’a guère d’importance ? Ou est-il au contraire un point crucial qui va beaucoup plus loin qu’un simple choix esthétique ? […]
Comments are closed.