« Une photographie, c’est un fragment de temps qui ne reviendra pas ». La phrase de Martine Franck est devenue fameuse et résume bien toute une conception de la photographie. Celle du centième de seconde fixé pour l’éternité sur la pellicule. Celle qui fonde la dimension nostalgique de la photographie et met en avant son caractère mortifère (conception dominée par la lecture qu’en donnait Roland Barthes dans « La Chambre Claire »). Mais les pratiques artistiques ont évolué et la photographie s’est émancipée : affranchie du diktat de l’instant décisif, elle peut aujourd’hui explorer d’autres rapports au temps.
Au commencement était la pose longue. Très longue. La toute première photo de Nicéphore Niepce en 1926 nécessite une douzaine d’heures pour se former. Pendant quelques années, la jeune photographie sera impuissante à saisir un monde en mouvement. Quand elle y parviendra, à la fin du XIXème siècle, elle choisira clairement sa voie : la photographie instantanée. Elle l’exploite à travers de nombreux jeux visuels (les amateurs n’en finissent plus de se photographier à l’instant où ils sautent en l’air ou plongent dans l’eau). L’autre voie, celle qui aurait consisté à expérimenter les effets du flou de bougé afin de rendre le mouvement sera explorée bien plus tard. La photographie, ce sera l’instant décisif, une seconde de vie fixée à jamais. Du temps arrêté. Ce qu’elle nous restitue, c’est un présent enfui, porteur de mélancolie.
Louis et Auguste Lumière, Louis Lumière lançant un seau d’eau, 1888
Anton Giulio Bragaglia, Le Violoncelliste, 1913
Et puis un jour, la photographie regarde son nombril et découvre qu’elle est entrée dans l’histoire des images. Elle ne renvoie plus seulement à l’évènement qu’elle a saisi sur la pellicule, mais à d’autres moments de l’histoire de l’art, à d’autres photographies. Elle découvre que ce qui constitue notre temps individuel, c’est précisément notre mémoire photographique. Alors, elle prend de l’épaisseur et peut condenser plusieurs temporalités en une seule photographie. Un autre temps. D’autres temps.
Il y a d’abord le temps de l’Histoire. Histoire géologique, histoire des formes de la vie. Dans sa série Fossiles, Hiroshi Sugimoto confie à la photographie (puisque c’est son pouvoir) et à ses centièmes de secondes le soin de figer un temps mesuré en millions d’années, et qu’il a fallu d’autres millions pour inscrire dans la pierre. Idée redoublée par le fait que les ammonites pétrifiées forment une sorte de mécanisme d’horlogerie à l’échelle planétaire.
Hiroshi Sugimoto, Fossils, 2008
Il y a le temps du souvenir, le temps proustien. Un temps qui flotte entre passé et présent, se répète en se recomposant. La photographe de mode Deborah Turbeville a merveilleusement illustré cette approche dans son livre « Le Passé Imparfait » (Steidl, 2009). L’atmosphère surannée des images, les tirages à l’aspect vieilli, les assemblages de photos morcelées comme autant d’instants qui se chevauchent : la photographie est le miroir du souvenir.
Deborah Turbeville, The Glass House, 1978
Il y a le temps ironique, celui de l’individu qui ne croit pas au temps ou s’en amuse. Noah Doely revisite les débuts glorieux de la photographie, se moque gentiment de ses croyances. Il crée un temps imaginaire, plein de promesses et d’optimisme, une enfance de la science dans laquelle la nature n’aurait pas encore livré tous ses secrets.
Noah Doely, Capturing Spirits, ambrotypes, 2011
S’il est possible d’ironiser à propos du temps, c’est que nous sommes aujourd’hui dans le temps des images. Un temps constitué de notre expérience individuelle à travers laquelle se sont sédimentées toutes les strates de la représentation. C’est ce qu’ont rendues visibles les images de la série Photo Opportunities de Corinne Vionnet. Elle a prélevé sur le web les milliers de photos d’un même site touristique. Et les a superposées par transparence (on pourrait presque dire : compressées) sur une seule image, révélant ainsi l’exacte similarité des points de vues adoptés par les touristes. Dans son tremblement impressionniste, l’image condense tous les auteurs anonymes, leurs milliers de vies différentes.
Corinne Vionnet, Pékin
Corinne Vionnet, chutes du Niagara
Il faut alors revenir au temps intime, celui de chaque vie humaine. La finlandaise Milja Laurila fait irruption dans ses propres photos d’enfance par la technique d’exposition multiple (rephotographier sur la même image). Les photos d’origine ont une forte charge émotionnelle puisqu’elles ont été prises par son père décédé alors que l’artiste avait onze ans. Un temps de sa vie qu’elle avait refoulé et qu’elle a réinterprété pour, dit-elle, oublier à nouveau ces souvenirs que je ne peux plus atteindre. Nous savons bien que le présent de chaque photographie est tapissé de mémoires : la nôtre, celles de nos proche, la mémoire collective. Notre temps intime est un tissage fragile de toutes ces mémoires.
Milja Laurila, To Remember (Christmas), 2005
Milja Laurila, To Remember (Mother), 2004
La représentation du temps peut donc prendre des formes multiples. Et alors que les techniques anciennes de la photographie (collodion, tirages à la gomme bichromatée) font un retour spectaculaire, il est permis de se demander si le fait de chercher des rendus anciens pour représenter le temps n’est pas une forme un peu conventionnelle. A quoi ressembleront, dans trente ans, les représentations de notre temps présent, celui des photographies de nos smartphones ?
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué
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