« De toute façon, l’art, c’est une affaire de goût, et les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ». « Pour moi, tout ce qui compte, c’est l’émotion : la photo m’émeut ou ne m’émeut pas ». Qui n’a pas entendu (ou prononcé) de telles phrases péremptoires ? En réduisant le débat esthétique à une appréciation subjective, elles traduisent surtout nos difficultés face au travail artistique : difficulté à le traduire en mot, difficulté à le comprendre parfois, difficulté à l’évaluer. Les critères esthétiques qui fondent la valeur d’un projet photographique sont multiples et dépendent aussi d’une attitude face aux œuvres.
« Moi, la valeur de la photo, c’est quand je la regarde et que je me dis : waouh !!! ». Voilà ce que m’a répondu récemment un critique d’art que je venais d’interroger sur les critères esthétiques qu’il utilisait pour évaluer un travail photographique. C’est le mot « valeur » qui fait peur. Les photos ont certes une valeur économique, fixée par le marché, mais on ne sait trop comment relier celle-ci à la valeur artistique : les photographies les plus chères sont-elles les plus intéressantes ? Et puis, l’idée de valeur suggère des inégalités : inégalités entre les artistes ou entre les spectateurs, inégalement préparés aux œuvres. Or on voudrait croire que l’art est le domaine égalitaire par excellence, celui où, au final, l’émotion l’emportera. Et nous sommes tous égaux face aux émotions. Donc waouh !
Raoul Ubac, La Nébuleuse, 1939
Toutefois, en creusant un peu, l’émotion n’est pas le seul critère. Elle s’accompagne parfois d’autres lieux communs qui ne sont pas plus remis en question :
- l’émotion donc : est-elle liée à la qualité de l’œuvre ou au pathétique du sujet traité ? N’importe quel reportage sur la souffrance des enfants nous touchera : faut-il pour autant en faire le summum du travail photographique ?
- le savoir-faire technique : l’artiste professionnel dispose de moyens techniques qui le place au-dessus de l’amateur. On cherche à savoir comment c’est fait, il y a là un tour de force technique. Là aussi, nous savons que certains photographes célèbres (Nan Goldin, Sophie Calle) revendiquent une sorte de naïveté par rapport à la technique qui n’est nullement un frein à leur travail.
- la beauté : bien difficile à définir, elle est aisément confondue avec la beauté du sujet (un beau nu, un site naturel célèbre) ou un certain idéal classique (la photo est belle parce qu’elle ressemble à une peinture classique, ce qui revient un peu à dire : c’est beau parce que c’était beau). Nous savons pourtant bien qu’une chose laide peut devenir belle…
Andres Serrano, Shit, 2008
Tentons alors d’autres critères :
- la force visuelle de l’œuvre (peut parfois aussi se prononcer « waouh ! »). Celle-ci relève de la notion de nouveauté (ce photographe nous montre le monde comme on ne l’avait jamais vu : ne pas croire les grincheux qui pensent que tout a déjà été fait) et de richesse formelle (mise en scène de l’image, qualité de rendu, complexité ou simplicité de la photo)
- l’inscription dans des pratiques et une histoire artistiques : toute photographie porte avec elle d’autres images, privées ou publiques. Elle fait écho, réactualise ou renouvelle : elle n’avance pas seule et dialogue avec d’autres formes de représentations. Le spectateur actif fait jouer de telles relations.
- les pensées soulevées par les images : les photos ont bien d’autres pouvoirs que celui d’émouvoir. Parce qu’elles peuvent transformer ce qu’elles touchent et agir par métaphore, elles nous interrogent, créent des liens, renvoient à d’autres choses.
Lucas Foglia, Patrick & Anakeesta, extrait de la série A natural Order, 2012
Ces critères ne sont pas plus objectifs que les trois premiers. Mais ils ne se décident pas sur un claquement de doigt, ils demandent au spectateur de faire travailler son regard et sa pensée face à l’œuvre, non d’émettre un jugement tranché. Une photo (un travail photographique) est comme un haïku, ces courts poèmes japonais composés de trois vers : elle cadre le monde, le contient un instant, avant de l’ouvrir sur l’extérieur. Evaluer des photographies consisterait alors à devenir non un juge, mais un spectateur actif, capable de s’emparer des photographies et de les mettre en perspective.
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué.
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