Les rapports entre la photographie (l’image fixe) et le cinéma (l’image animée) sont troubles et faits d’incessants allers-retours. Et même si l’opinion la plus courante consiste à penser que l’image en mouvement offre plus de potentialités que l’image fixe, le cinéma lorgne autant vers la photo que celle-ci semble envier celui-là. A ce petit jeu, qui l’emportera ?
Est-ce une photo ? L’attention se fixe soudain sur un mouvement imperceptible. Quelque chose bouge : un verre d’eau qui s’écoule à l’infini, la main d’un gentilhomme qui tend l’élastique d’une fronde. Comme une version noble du gif animé, le travail de Timotheus Tomicek se situe au croisement de plusieurs pratiques, entremêlant photographie, peinture et vidéo. L’artiste, lui, parait suivre un étrange parcours à rebours, qui le mène d’installations vidéos avec une quasi-narration vers une image qui s’anime de moins en moins. Une image dans laquelle le mouvement se fait de plus en plus ténu, jusqu’à s’interrompre. Peut-être jusqu’à disparaître ?
Derrière tout ça, l’idée un peu évidente qui assimilerait le mouvement à la vie : le mouvement à l’intérieur de la photo lui permettrait de prendre vie. Et la photo en mouvement, c’est du cinéma. Le cinéma vainqueur par KO, donc. Pas si simple, les passionnés de photo le savent bien : la vie d’une photo tient précisément à la vie qui se déploie à l’intérieur de l’image fixe, suspendue. Cette vie qui se déploie à la manière de l’univers à sa naissance, s’auto-engendrant, créant son propre espace, c’est ce qu’a su extraordinairement capter David Claerbout à travers ses vidéos.
La caméra pénètre à l’intérieur d’une photographie et la fouille pour en exprimer tout le potentiel de narration.
La narration : le mot est lâché. C’est bien là que la photo et le cinéma s’enlacent interminablement. Les meilleures photos sont-elles celles qui racontent une histoire, à la manière des historiettes un peu gag de Doisneau ? Les plus lisibles en tout cas. Celles qui conduisent le visuel vers une forme de lecture au message bien circonscrit. Donc peut-être celles qui sont les moins purement visuelles…
L’autre approche, cinématographique à l’extrême, est celle d’un Gregory Crewdson. S’appuyant sur un dispositif qui est celui du cinéma (équipe, plateau, éclairage) pour créer une image unique. Le principe : concentrer la narration en une sorte d’instant-clef qui ne contient pas un sens unique, mais ouvre sur des histoires que le spectateur peut créer librement. On pourrait dire qu’après tout, n’importe quelle photo offre cette liberté : oui mais les photos de Crewdson, loin de renvoyer au réel, se présentent directement comme des fictions, à travers leurs lumières, leurs atmosphères et leurs situations. On les croirait extraites d’un film, certes, mais d’un film qui n’existe pas. Comme l’intersection de milliers de films possibles.
La photo chercherait alors à chiper quelque chose du cinéma pour l’intégrer à sa pratique ? Mais comment nier que l’inverse a plutôt été le cas ? Comment ne pas voir dans le cadre de bien des cinéastes l’influence de la photographie ? Des plans comme des énigmes photographiques : non pas des photos animées par un léger mouvement, mais des images qui disent la vie qui s’arrête, comme dans les photographies.
On n’en finirait plus de cherchait des films travaillés par la photographie. Michelangelo Antonioni est peut-être le réalisateur du plus fameux d’entre eux : Blow Up, mettant en scène un photographe à succès en proie à ses doutes par rapport à l’image. Antonioni encore, quand il réalise le Désert Rouge, semble pris dans des questionnements qui sont alors ceux de la photographie (et qui lui restent très actuels) : capter fidèlement les couleurs du réél, ou le sublimer en exacerbant ses couleurs ?
Bien sûr, il importe moins de désigner un vainqueur aux points entre photo et cinéma que d’échapper aux idées convenues. Mais il y a un autre projet photographique qui s’est donné pour matière le cinéma : celui d’Eric Rondepierre, captant, dans des films visionnés image par image, des dégradations de la pellicule. Apparaissent ainsi d’incroyables artéfacts : la photo comme capable de révéler l’inconscient du cinéma. Photo et cinéma : plutôt que de les opposer, laissons-les s’aimer.
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué