Nous aimons les photographies, les collectionnons, et bien sûr, nous les partageons. Nous les aimons pour leur beauté formelle, leur puissance de témoignage, leur expressivité ou leur intelligence. Mais serions-nous prêts à les faire passer au second plan pour privilégier le processus qui les a engendrées ? Autrement dit, pour accorder plus d’importance à la démarche photographique qu’aux images qui en résultent ?
Joseph Kosuth, One and Three Photographs, 1965
Je me souviens avoir entendu un critique d’art évoquer la photographie et dire à son propos : « Moi, je ne m’intéresse qu’au résultat », phrase qu’il appliquait aussi bien à une photo de Cartier-Bresson qu’à une image de Lewis Baltz. Selon lui, chacune présentait donc un « résultat » : le mot n’est pas anodin, il suggère quelque chose de quantifiable, évaluable presque mathématiquement (avec une grille d’évaluation ? La composition notée sur trois points, la lumière sur deux, etc. ?). Autant d’éléments qui peuvent donner au critique l’illusion d’un jugement objectif. Or il est moins important d’émettre un jugement sur les œuvres que de les accompagner de questionnements historiques ou esthétiques. En outre, l’idée d’un résultat vu comme une sorte d’objectif ne peut faire l’économie de ce qui était visé par l’artiste. Juger un résultat en méconnaissant l’intentionnalité de l’artiste, c’est n’avoir lu l’œuvre qu’à moitié.
Pour certaines œuvres photographiques, cela va même beaucoup plus loin : le produit final, la photographie, n’a pas réellement d’importance. Car le plus important, c’est le processus qui a créé ces images. Voyons un peu cela.
Une suite de douze images pas très spectaculaires. Une ou plusieurs rues, des murs d’immeubles. Certaines images (les trois premières) semblent avoir été réalisées dans un temps très proche, d’autres présentent des écarts plus grands. Mais le tout semble suivre un parcours rectiligne.
Dans les années 70, Vito Acconci a réalisé beaucoup d’œuvres de ce genre, des œuvres répondant à un programme précis. Dans celle-ci, il marche droit dans une rue de New York, en essayant de ne pas cligner des yeux. Chaque irrépressible battement de paupière est sanctionné d’une photographie prise à bout de bras, avec son Instamatic (un appareil au fonctionnement simplifié à l’extrême). Les douze photographies retracent donc les moments d’aveuglement : la démarche nous parle de notre vision du monde qui n’est qu’une illusion de continuité. Nous ne pouvons nous empêcher de fermer les yeux et de nous échapper du réel. La photographie aurait-elle pour fonction de révéler les angles morts de notre regard ? Ces photographies sont seulement le résultat de ces questionnements. Si elles ne nous y reconduisaient pas, elles ne seraient que des coquilles vides.
La démarche avant l’œuvre donc. Dans les années 70, cette révolution esthétique ne touche pas que la photo : c’est un mouvement de fond qui interroge l’ensemble de l’art contemporain. Il se matérialise lors de l’importante exposition organisée par le curateur Harald Szeemann à Berne, en 1969. Son titre est éloquent : « When attitudes become forms ». L’attitude, la performance, le processus artistique peuvent désormais être des formes artistiques : la production finale n’est plus la forme dominante. Dans cette exposition, peu de « purs » photographes, mais beaucoup d’artistes qui utilisent la photographie dans leurs processus de création (Sol LeWitt, Bruce Nauman, Joseph Kosuth, Michelangelo Pistoletto, Douglas Huebler).
Dennis Oppenheim fait aussi partie de cette exposition. Lui aussi pratique cette photographie dite conceptuelle (la photo vient représenter ou soutenir un concept, une idée).
Comme Vito Acconci, il réalise de nombreuses actions photographiques. L’une d’elles consiste à imprimer, par l’action du soleil, la trace d’un livre ouvert sur son propre torse.
Le résultat (le fameux résultat!) n’est que le document attestant de l’action (deux photos avant / après). La démarche relie deux temps de l’histoire des arts : elle nous transporte aux origines de la photographie, lorsque Nicéphore Niépce nécessitait l’action du rayonnement solaire pendant huit heures pour que l’image parvienne à imprimer sa trace sur la plaque métallique. Ici, il n’a fallu « que » cinq heures ; cinq heures d’immobilité qui nous parlent du long travail d’élaboration et de patience de l’artiste. Un artiste qui travaille avec son corps, en fait son médium (second temps artistique puisque cette conception est très en vogue à partir des années 60). Il donne son corps à l’art en utilisant des stratégies artistiques (ce que nous indique le titre du livre).
Et puis il y a une autre question : si la photographie finale est désormais moins importante, que devient la notion d’auteur ? Vito Acconci est-il l’auteur de ses photos ou est-ce le programme qui en est l’auteur ? Et que dire de l’œuvre de Dennis Oppenheim où ce n’est même pas lui qui a réalisé la photo finale ? Avec l’apparition de cette photographie conceptuelle, c’est toute la notion d’auteur qui se déplace. Il devient alors possible de faire des photos sans auteur, bientôt d’être l’auteur de photos qu’on n’a pas prises. Une histoire que nous raconterons un peu plus tard.
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué
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