La photographie d’hier et d’aujourd’hui est parcourue de conceptions si différentes qu’elles pourraient sembler incompatibles. Les juges et les censeurs en viennent alors inévitablement à établir des catégories qui hiérarchisent les photographies : les photos destinées aux réseaux sociaux devraient batailler pour obtenir le statut de photographie d’art, laquelle ne saurait être confondue avec les photos à caractère commercial. Certes, il est important de distinguer les différentes natures de l’image, mais il est aussi fécond de ne pas les cloisonner et même, de les rendre poreuses. En 2015, saura-t-on aimer toutes les photographies ?
Nous en avons tous fait l’expérience : alors que certaines oeuvres phares de la photographie peuvent nous laisser insensibles, une photo parfaitement banale peut soudain nous cueillir avec une force inattendue. C’est l’une des grandes forces du médium photographique : par son inscription dans le réel et ses effets de réminiscences, il est capable, à tout moment, de surgir et court-circuiter notre conscience. Ce qui n’empêche pas de se donner des outils pour distinguer entre différentes conceptions de l’image photographique.
Plus qu’un classement par genre, qui créerait implicitement des « sous-genres », il est intéressant de distinguer plusieurs moments de questionnements esthétiques par rapport à la photographie. Ceux-ci apparaissent bien marqués dès son origine, à travers les métaphores employées pour caractériser le procédé. D’un côté, le français Daguerre, qui parle de la photographie comme miroir du monde. De l’autre, l’anglais Talbot pour qui la photographie est le crayon de la nature. C’est que les deux procédés, s’ils sont bien tous deux assimilés à de la photographie, présentent des caractéristiques différentes : le daguerréotype se forme sur une plaque métallique miroitante (d’où le miroir du monde) ; le talbotype apparaît sur papier, comme un dessin, et peut se retravailler au tirage (d’où le crayon de la nature). Miroir du monde contre crayon de la nature, simples termes poétiques ? Bien plus que cela. Deux conceptions qui s’affrontent : la photographie comme outil de reproduction fidèle et mécanique du réel, ou bien la photographie comme instrument de création au même titre que les autres arts.
Mais cent trente années plus tard, autour de 1970, les visions de la photographie sont complètement bouleversées : totalement intégrée au champ des beaux-arts, la photographie s’hybride avec eux pour devenir performance, image mise en scène, pensée conceptuelle. La photographie ne perd pas sa valeur documentaire (voir l’Ecole de Düsseldorf) mais elle est devenue un médium malléable, ouvert à toutes les expressions possibles. C’est aussi le moment où se voient réhabilitées deux occurrences photographiques jusque là peu considérées : la photo dite pauvre (faite avec des moyens techniques rudimentaires ou bien résultant de pratiques non artistiques au départ, par exemple la carte postale) ; et la photo à usage privé, photo de famille notamment. Des artistes (ou des commissaires d’exposition) se réapproprient ces pratiques pour dégager les potentialités artistiques qu’on leur avait refusées jusqu’alors.
Et aujourd’hui ? Tout serait donc à égalité, dans le même panier ? La première photo de Nicéphore Niepce avec mon selfie du nouvel an ? C’est là qu’il faut introduire un élément de réflexion : celui de la nature de l’image photographique selon son support. La photo de Niepce vue sur le petit écran de mon smartphone voit sa nature modifiée : elle est peut-être plus proche de mon selfie que de la plaque originale, conservée très précieusement à l’Université du Texas. Une interrogation sur le support photographique que nous poursuivrons dans une prochaine rubrique.
On comprend que ce jeu de transfert de l’image photographique d’un support à l’autre est aussi l’une des forces du médium : là où d’autres arts de l’image (le cinéma notamment) ne se sentent bien mis en valeur que lorsqu’ils sont agrandis et monumentalisés, la photographie tire parti de sa flexibilité pour circuler et se transformer, sans rien perdre de son extraordinaire capacité de surgissement capable à tout moment, de déborder toutes les catégories. Alors, comment ne pas aimer toutes les photographies quand on sait que le coup de foudre peut surgir à tout instant ?
Et comme on ne questionne quand même pas toutes les traditions : meilleurs vœux à tous les lecteurs d’OAI13.
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué