« De la photographie en sculpture » L’expression intrigue. C’est l’artiste lui-même, Tomoaki Suzuki, qui l’emploie pour définir ses œuvres. Des figurines d’une cinquantaine de centimètres, au rendu très réaliste, sculptées dans le bois. Pourquoi invoquer la photographie pour ces œuvres bien singulières ? La référence est-elle justifiée ou impertinente ?
« De la photographie en sculpture » : l’expression est si novatrice qu’on ne sait trop à quoi s’attendre après l’avoir lue. Peut-être à une sorte d’image en trois dimensions, en volume. A la manière de ce que réalisait déjà, à la fin du XVIIe siècle, l’artiste sicilien Gaetano Zumbo. D’un réalisme morbide, ses maquettes en cire colorée montrent des scènes saisissantes. Présentées dans de petites boîtes, sortes de reliquaires, elles cadrent à la manière d’un appareil photo qui créerait non une image plate mais une image-aquarium, avec de la profondeur. Pourtant, la scène est plus une allégorie qu’un instantané : il serait plus juste de parler ici de tableau de peinture en volume que de photographie.
Dans le même ordre d’idée, les incroyables boîtes miniatures de Ronan-Jim Sevellec : lumière et précision du détail vont plus loin dans la description d’un lieu. On pourrait considérer ces maquettes comme donnant au spectateur l’illusion de pouvoir circuler librement à l’intérieur d’une photographie. On est peut-être plus proche d’un décor de cinéma miniaturisé. La question se pose d’ailleurs : le spectateur de la photographie veut-il plus que l’image en deux dimensions ? L’intérêt de cette image plate ne serait-elle pas justement de permettre au spectateur d’élaborer librement la profondeur de l’image ?
C’est à une tout autre perspective que l’on est confronté en découvrant les « photographies en sculpture » de Tomoaki Suzuki. Statuettes de bois sculpté mesurant entre 40 et 60 centimètres de hauteur (toutes à la même échelle), posées à même le sol de l’espace d’exposition, une quinzaine d’entre elles occupent jusqu’au 1er juin la nef du Musée d’art contemporain de Bordeaux. Chacune représente une personne réelle que l’artiste a croisée dans les rues de Londres et particulièrement remarquée pour son look et son attitude cool (ce sont les mots de Suzuki). La sculpture s’attache à reproduire de nombreux détails (marque des vêtements, tatouages, bijoux), mais il est difficile de parler d’hyperréalisme : la matière laisse clairement voir les passages du ciseau à bois. Un objet ou animal appartenant à la personne peut parfois compléter la silhouette : bombes aérosol, skate, chien. Les spectateurs s’agenouillent devant les statuettes pour établir un face-à-face comique et recueilli, les gardiens pistent les enfants de peur que ceux-ci ne confondent œuvres et jouets.
Pourquoi donc invoquer la photographie alors que tout semble nous indiquer que nous sommes devant une sculpture ? Plusieurs arguments en faveur de cette idée :
D’abord, la frontalité : les personnages se sont figés dans un rapport frontal. On peut certes en faire le tour et les détailler sous tous les angles et toutes les coutures, mais leur position suggère un rapport direct, de face-à-face. Ce qui, lorsque le spectateur tourne autour, rompt le rapport avec l’œuvre : le sujet devient un objet, exactement comme lorsqu’on détaille le physique d’une personne qui passe dans la rue.
La pose des personnages, purement photographique : bien campée sur les jambes, vacillante, raide ou adoptant un déhanchement affecté. La pose suggère un observateur pour lequel on se fige pendant un instant. Une pose qui suggère donc une instantanéité propre à la photographie et plutôt éloignée d’une posture symbolique qui serait plus proche de la sculpture.
L’exactitude des couleurs et des détails (marqueurs contemporains) : autant de qualités propres à la photographie.
Le travail sériel (nous en avons parlé dans les chroniques consacrées à la série de ce fameux « protocole » de prise de vue).
La réflexion revendiquée par l’artiste sur le portrait et l’apparence (« Je n’adhère pas à l’idée selon laquelle la personnalité serait saisissable au-delà de l’apparence. ») : la même que celle de Thomas Ruff, photographe de l’école de Düsseldorf, qui déniait à la photographie de portrait la capacité à montrer l’intériorité de ses sujets.
Le changement d’échelle : comme ici, la photographie nous amène à regarder une image réduite (miniaturisée) du réel, ce qui bien sûr, induit une relation particulière à ce qui est regardé.
Parce qu’il en adopte les codes, le travail de Tomoaki Suzuki pourrait donc être si lié à la photographie qu’il est permis de se demander ce qu’ajoute la sculpture. Or il y a un point qui sépare totalement les œuvres de Suzuki de la photographie : l’absence de cadre. Le cadre, ce carré ou rectangle dans lequel se déploie l’image, ou qui la contraint, est un élément indispensable pour penser la photographie. A tel point qu’il a été notre point de départ avec les boîtes de Zumbo et Sevellec. Ici, aucun rapport au cadre. Les statuettes sont disséminées dans un espace gigantesque, elles ne regardent pas dans la même direction et leurs regards ne se croisent pas. Alors que, poursuivant le dispositif photographique, on aurait pu les imaginer côte-à-côte, à la même hauteur, comme une sage expo photo.
C’est peut-être là que le rapport à la photographie est le plus fort : faire éclater le cadre des images. Que l’image ne soit pas ce cadre comme une fenêtre ouverte sur le monde, mais qu’elle se libère du cadre et que ce soit le monde qui s’engouffre dans l’espace d’exposition.