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Peut-on photographier le rien ?

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Partant du principe que plus de cent cinquante années d’existence ont été largement suffisantes pour que la photographie ait épuisé tous les sujets, il reste à s’aventurer aux limites de l’image. Différentes stratégies créatives peuvent découler de cette posture : l’une d’elles consiste à photographier… le rien. Où l’on va voir que le rien est surtout du presque rien, lequel n’est pas très éloigné du tout.

Mais photographier le rien, c’est déjà photographier quelque chose. Il faudrait donc commencer par poser la question à la base : après tout, qu’est-ce qu’on photographie quand on fait une photo ? Ne compliquons pas : on photographie un sujet.

Quelque chose qui se trouve devant l’appareil et se constitue en sujet photographique. Par exemple, deux femmes qui posent afin que le photographe prenne leur portrait : un sujet donc (ou plutôt deux), qui relève d’un genre artistique (le portrait). Ça paraît simple.

cadre 1 portrait

Il suffit pourtant que le photographe relève son cadrage pour que le sujet de la photo se trouve complètement modifié : l’image est devenue irrévérencieuse, elle se moque gentiment des deux élégantes, mais détourne aussi avec humour l’art photographique du portrait, l’action-même qu’est en train d’effectuer le photographe. Une forme d’auto-dérision en quelque sorte.

cadre 1 recAnonyme, vers 1910


Le sujet n’est donc plus ici un simple portrait, il est devenu l’effet comique né de la relation entre deux éléments de l’image, soit quelque chose d’un peu immatériel. Si une image aussi lisible ouvre la porte sur l’immatériel, on imagine aisément combien une photographie plus complexe se révélera aussi difficile à cerner qu’à mettre en mots.


Dès ses origines, la photographie présente cette étrange ambivalence : d’un côté, outil documentaire par excellence, lié à l’enregistrement mécanique du réel et à sa précision ; de l’autre, objet d’expérimentation, sondant le visible dans ses moindres recoins, surtout là où il est difficile d’accès. L’imagerie scientifique dévoile progressivement tous les mondes possibles : l’infiniment proche et l’infiniment lointain.

En 1895, la découverte des rayons X produit un choc ultime : elle permet de voir à travers les corps et la matière. Les frontières du monde visible reculent en même temps que la religion. Même aux limites du visible, la photographie reste un outil de connaissance. Une connaissance qui ne s’impose pas forcément d’elle-même, plutôt une connaissance à interpréter.


S’aventurer aux frontières du visible. Atteindre les limites de l’image. Là où il n’y aurait plus rien à voir, à percevoir. Plus rien à connaître par la photographie. Mais alors, quel serait le sujet de la photo ? Un noir complet ? Une sorte de vertige de l’espace infini ? De nuit métaphysique ? Si la peinture a été menée dans ces expériences radicales, la photographie choisit de les affronter différemment.

C’est que la photo peut ici nous apporter un autre type de connaissance. Une connaissance sensible, qui nous parle directement de la perception. Les œuvres de la série de Chrystèle Lerisse intitulée « The Shadow’s March » nous conduisent vers la disparition du visible, peut-être un rien que souligne le petit format des photos, 6×6 cm. L’image semble aller vers l’extinction et le silence.

lerisse light© Chrystèle Lerisse


Et lorsque Philippe Gronon photographie, à l’échelle 1 (c’est-à-dire que le format du tirage photographique a la même taille que l’objet réel) des surface presque uniformes d’écritoires de bibliothèques ou de tableaux effacés, quel est le sujet des images ? Le rien
Juste quelques traces, quelques griffures, un reflet. Pas tout à fait rien. Presque rien. Le résultat infime de frottements, d’appuis, de présences.

Un rien entre deux connaissances : celle qui, pour les écritoires, s’est transmise du livre emprunté à celui qui l’a consulté (en vue d’une autre forme écrite) ; ou la connaissance qui fut inscrite sur les tableaux, est entrée dans d’autres cerveaux, d’autres corps qui la feront circuler à leur tour. Les photos de Philippe Gronon sont toujours de simples surfaces, des entre-deux.

51decff6405e1Philippe Gronon, Écritoire n°313, Bibliothèque nationale de France, Paris 1992, 43x76cm

03Philippe Gronon, Tableau noir, amphithéâtre de Science Po, Paris 1997 – 120 x 155 cm, photographie argentique noir et blanc contre-collée sur aluminium


Loin de se poser en impasse ou en point limite de la photographie, le rien pourrait donc apparaître comme une nouvelle étape de la connaissance photographique. Et nous laisser avec cette question lancinante :

mais qu’y a-t-il donc après le rien ?


par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué.


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