Les amoureux de photographie ne pensent pas nécessairement au Musée d’Orsay quand ils veulent assouvir leur désir d’images. C’est pourtant ce musée qui, en France, détient la plus importante collection de photographies anciennes. Si l’amateur de photographie contemporaine les observe souvent avec un regard détaché qui ne voit en elles que des reliques historiques, il existe un mouvement pas forcément apprécié à sa juste valeur. Un mouvement qui a laissé des traces que l’on retrouve chez des photographes d’aujourd’hui : le pictorialisme.
Le pictorialisme est souvent considéré comme relevant de la photographie « primitive », et associé à une recherche esthétique un peu vaine, un désir d’assimiler la photographie à la peinture. L’affaire est plus complexe que ça : le pictorialisme a su créer de véritables chefs d’œuvres et poser des questions sur le médium qui résonnent encore.
Heinrich Kühn, autochrome, 1912
Mais d’abord, le pictorialisme, c’est quoi ? Un mouvement photographique, et même le premier mouvement de l’histoire de la photographie. Le terme « pictorial » apparaît pour la première fois en Angleterre en 1869 (la photographie a trente ans) sous la plume du photographe Henry Peach Robinson. Mais le mouvement se développera surtout à partir des Etats-Unis et connaître son âge d’or entre 1890 et 1914.
En quoi consiste ce mouvement ? Les pictorialistes revendiquent une approche artistique et élitiste de la photographie. Ils s’éloignent donc de la dimension documentaire de la photo, et s’attachent au contraire à toutes sortes d’effets spéciaux (objectifs spéciaux, recherche du flou, bougés). Surtout, ils travaillent l’image au moment du tirage, avec des interventions manuelles, de façon à en faire une œuvre unique, aussi précieuse qu’une peinture.
Frank Eugene, Adam et Eve, 1910
Le pictorialisme est-il un mouvement rétrograde ? Il est en tout cas un mouvement en réaction à l’évolution de la photographie. A partir de 1890, la photographie a mis au point ses principales innovations techniques : facilité d’utilisation des supports (la plaque de verre qui devait être préparée à l’avance est remplacée par le film en gélatine souple qui permet de faire plusieurs images, développées plus tard), légèreté des appareils de prise de vues et surtout, diminution des temps de pose. L’instantané devient possible, le photographe n’est plus nécessairement un technicien de la chimie (il achète ses films et les confie à un laboratoire). La photographie s’ouvre donc aux amateurs. C’est ce que les pictorialistes, soucieux de protéger leur art, ne sauraient tolérer.
Mais le dogme pictorialiste va mener vers des œuvres bien différentes. On pourrait les séparer en deux grandes tendances. La première met les pas de la photographie dans ceux de la peinture. Elle l’imite parfois, versant dans le symbolisme grandiloquent, ou bien cherche à faire oublier son caractère photographique en imitant la touche du pinceau ou les traits de la gravure. Une photographie qui s’inscrit donc dans le classicisme. Pour le meilleur de cette tendance, elle s’inscrit dans une veine impressionniste, en utilisant le flou ou à travers une recherche d’effets graphiques très en vogue à l’époque (le japonisme).
Peter Henry Emerson, Marsh Weeds, 1895
Si cette direction semble aujourd’hui une manière d’élever la photo au rang d’un art par l’imitation de la peinture, elle mène pourtant à la seconde tendance. Celle qui considère que la photographie trouve sa spécificité dans la matière photosensible et que le propre de la photo n’est pas ce qui se passe au moment de la prise de vue, mais dans le noir du laboratoire, là où, dans les bains et les expérimentations chimiques, l’image se crée. Et ces photographes vont ouvrir sur des images d’une profondeur fascinante : des photos qui s’enfoncent dans la nuit, brassent des fumées noires et des eaux lourdes, épaisses comme du pétrole. Des images que l’on peine à distinguer, faisant leurs sujets de reflets boueux ou de neige salie. Des images qui prennent pour matière l’eau, la terre, l’air et la nuit. Ce qui est finalement très avant-gardiste.
Edward Steichen, The Pound, 1904
Edward Steichen, Late Afternoon in Venice, 1907
Que reste-t-il aujourd’hui de cet élan pictorialiste, de ces expérimentations ? Plus qu’on ne pourrait le croire. Car tous les photographes qui unissent leur sujet à un rendu très matiériste de la photographie (on pense aux paysages de la guerre de Sécession de Sally Mann ou aux fenêtres de Keichi Tahara) sont, d’une certaine façon, les enfants du pictorialisme.
Keichi Tahara, Fenêtres, 1974-1980
par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué.
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