Pour lire une photographie, certains professeurs proposent de faire appel à un autre sens que la vue : quelle musique évoquerait cette image ? Quelle odeur l’accompagnerait ? Quel goût évoquerait-elle ? L’exercice est séduisant mais il présente le risque de nous emporter dans une dérive poétique qui parle plus de notre subjectivité que de l’image elle-même. Illustrer, évoquer, transposer : pour comprendre comment une image pourrait être sonore, il nous faut distinguer entre les différents pouvoirs de la photographie.
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Faire entendre des bruits dans l’image. Peut-être même une musique. Au premier abord, la chose paraît simple. Pourtant, derrière les fausses évidences, l’affaire est complexe.
Prenons pour commencer une photographie de Michael Kenna.
© Michael Kenna
Entendez-vous la flûte en bambou sinuer sur quelques accords de koto, cette sorte de harpe utilisée pour la musique zen ? Mais d’où vient donc cette envie de méditer au son du gong lorsqu’on regarde une image du photographe anglais ? Serait-ce la magie du graphisme de ses tirages veloutés (qui s’appliquent aussi bien aux volutes de fumées s’échappant de réacteurs nucléaires) ? Ou bien son goût pour des compositions épurées à l’extrême ? Non, c’est bien plutôt le désir de se fondre dans une imagerie : les photos de Michael Kenna procèdent par association évidente puisqu’elles cherchent à rejoindre des codes de représentation déjà existants (estampes japonaises, peinture chinoise, calligraphie). Elles évoquent donc tout naturellement une ambiance sonore, mais celle-ci est plus un accompagnement musical qu’un moyen mis en scène à l’intérieur de la photo.
Mais voilà que quelques bières ont fait monter la température et que nous briserions bien une petite basse.
The Clash London Calling © Pennie Smith, 1979
La photo de couverture de « London Calling », le plus célèbre album des Clash, semble bruire de toutes les fureurs associées au mouvement punk. Pourtant, la musique n’est pas montrée et le fracas n’a pas encore eu lieu. Violence suspendue, donc prête à éclater. L’image ? Un noir et blanc granuleux, presque sale, document aux contours flous, parfum d’émeute. Un rendu esthétique qui colle au mouvement punk comme un chewing-gum sous une Dr Martens. Si la photo donne à entendre, c’est parce qu’elle illustre un moment d’histoire culturelle, elle en est devenu le symbole. C’est sa valeur d’icône qui charrie derrière elle le son des années punk.
Mais alors, comment une photo peut-elle agir autrement que comme évocation ou illustration sonore ? C’est qu’il lui faut travailler non sur ce qu’elle représente, mais sur la manière de le représenter. Quitter son signifiant pour se concentrer sur l’occupation de l’espace. Articuler formes, couleurs et intensités lumineuses à l’intérieur du cadre, afin de les transposer en notes et en rythmes.
Considérons par exemple la manière dont Saul Leiter fait intervenir la couleur comme des notes uniques à l’intérieur de la photo. L’espace du cadre devient alors une sorte de métaphore de la partition musicale (l’idée selon laquelle une couleur pourrait être associée à chaque note remonte à Newton et a été poursuivie par Kandinsky).
© Saul Leiter, 1950
Mais c’est peut-être à l’intérieur de la composition-même que les photographes peuvent développer des notions de rythmes et de dissonances. Ainsi la surcharge et l’énergie des photos de William Klein sont-elles en lien direct avec le jazz qui baigne leur époque.
© William Klein
© William Klein
Lee Friedlander reprend le principe du trop-plein mais le porte plus loin pour l’ériger en véritable système de composition : une musique du chaos liée à l’univers urbain. Un art du montage aussi abrupt que fécond, et que l’on retrouve aussi bien dans l’écriture de William Burroughs que dans les symphonies de Léonard Bernstein.
© Lee Friedlander
© Lee Friedlander
Nul besoin de se noyer dans les explications : faire entendre une photographie tiendrait donc moins à ce qui est représenté qu’à la manière de le représenter ou de le mettre en espace. Plouf.
© Nikolaj Lund
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