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Du spectaculaire à l’enquête : l’oeil du photographe sur la scène du crime

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Cet article fait partie du dossier de la semaine du 12.05.14 : Les univers criminels

Des corps inertes. Silhouettes désarticulées, pudiquement recouvertes ou dormeurs éternels. Il semblerait que ce soit ça, le sujet de la photographie criminelle. Mais les représentations balancent entre le témoignage tourné vers le spectateur et la prise de vue destinée à la police scientifique. Rejouant la sempiternelle question de la meilleure façon de représenter le réel.

Pourtant, c’est simple : le réel, c’est le réel. Et la multitude des photos terrifiantes documentant l’affaire du Dahlia Noir (oui, le fait divers qui a inspiré l’indispensable polar de James Ellroy) ne change rien à l’affaire : n’importe laquelle suffit. Si vous êtes curieux et que vous avez l’estomac bien accroché (c’est le cas de le dire), allez plutôt voir.

Aussi spectaculaire que puisse être le meurtre photographié, le noir et blanc a l’avantage de gommer le côté sanglant. La même scène de crime présentée en couleurs devient instantanément d’un réalisme difficile à soutenir. Et c’est probablement cette distance créée par le noir et blanc qui a permis aux photos de Weegee de s’extirper de leur contexte originel, celui d’une photographie d’illustration pour la presse à sensations. « Murder is my business » disait celui qui avait aménagé sa voiture en bureau / laboratoire de développement / garde-robe / garde-manger.

Dans cette même voiture, Weegee branchait son transistor sur la fréquence-radio de la police, prêt à bondir au milieu de la nuit pour arriver le premier sur le lieu du fait divers. Les éclairs de son flash illuminent un New-York de film noir. Quant à ses images, elles sont bien éloignées des conceptions de la police scientifique : Weegee n’hésite pas à « contaminer » la scène en déplaçant cadavre ou chapeau pour améliorer la composition et la rapprocher significativement du mot « REST » (repos éternel) inscrit sur le trottoir.



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Autoportrait de Weegee

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Weegee, New-York, 1936


Ce n’est certainement pas le goût du sensationnel qui anime l’action de Letizia Battaglia, la photographe palermitaine. Engagée dans une lutte sans merci contre la mafia sicilienne, elle défend particulièrement la cause des femmes, victimes silencieuses de ces rivalités masculines. Dans les années soixante-dix et quatre-vingts, la Cosa Nostra tue plusieurs fois par jour : Letizia Battaglia pouvait ainsi photographier cinq à six meurtres en une seule journée.

Ses photographies s’attachent moins au corps qu’à ceux (celles) qui restent et subissent les conséquences de cette violence quotidienne. Tout aussi crûes que celles de Weegee parfois, mais avec une motivation bien différente : non pas le voyeurisme, mais l’image protestataire, celle qui dénonce, crie son indignation et sa douleur. Engagement photographique qui se concrétisera avec son élection en tant que députée à l’assemblée régionale de Sicile.

Agée de 79 ans, Letizia Battaglia est aujourd’hui considérée comme une actrice importante d’un mouvement qui extirpe progressivement la Sicile de cet archaïsme meurtrier.



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Letizia Battaglia's shot of mafia murder victims in Palermo
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Letizia Battaglia


Les photographies de la scène de crime effectuées par les services de la police scientifique ont un autre objectif que celui d’émouvoir ou de témoigner. Elles veulent enregistrer tous les détails, comme autant d’indices susceptibles de mettre la police sur la trace du coupable. Alphonse Bertillon développera ses méthodes au sein de la Préfecture de police de Paris et posera, à la fin du XIXe siècle, des bases importantes pour l’utilisation de la photographie en matière de criminologie. Il met en place deux principales conventions pour photographier une scène de crime : le plan large à hauteur des yeux qui cadre la scène à l’image d’un décor de théâtre. La photographie s’accompagne des cotes de mesures très précises du lieu.



[Album of Paris Crime Scenes]

Et la vue du dessus, convention qui sera reconnue et utilisée par la police américaine (on distingue bien sur la photo les trois pieds de l’incroyable machinerie qui permet au photographe d’élever son appareil le plus haut possible, tout près du plafond). C’était en un temps où l’on considérait que le monde, à défaut d’être plus beau lorsqu’il était vu d’en-haut, était au moins plus vrai.



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La scène de crime aurait-elle alors le pouvoir de désigner un coupable ? La photographe américaine Taryn Simon a considéré la question à l’envers : reconduire sur la scène de crime des personnes qui n’y ont jamais été présentes mais ont été injustement accusées. Innocentés par un test ADN, The Innocents posent dans les lieux du délit, des lieux qui ont fait basculer leur vie à jamais. La photographie ne prouve rien.



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Taryn Simon, The Innocents, portrait de Calvin Washington sur le lieu où un témoin a prétendu avoir entendu sa confession. A effectué 13 années de détention de sa condamnation à perpétuité pour meurtre.



par Bruno Dubreuil

Cet article fait partie du dossier de la semaine du 12.05.14 : Les univers criminels
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Bruno Dubreuil enseigne la photographie au centre Verdier (Paris Xe) depuis 2000. Il se pose beaucoup de questions sur la photographie et y répond dans OAI13.

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